Les prédictions de SALMAN RUSHDIE sur Trump, Daech, la crise européenne...
Alors qu’il est toujours dans la ligne de mire des mollahs iraniens, l’auteur des “Versets sataniques” publie un roman passionnant où des démons radicalisés et fanatiques attaquent New York. Entretien
On ne dirait pas qu’il est toujours sous le coup de cette condamnation à mort dont les fondamentalistes iraniens viennent de réactiver la menace, plus de vingt-cinq ans après qu’elle a été proférée par l’ayatollah Khomeini. En février dernier, des journaux de Téhéran ont décidé de porter la somme, pour qui mettrait cette menace à exécution, à près de 4 millions de dollars. « Ils sont complètement fauchés », s’amuse Rushdie, qu’on n’avait pas vu aussi facétieux depuis longtemps. « Cette prime, c’est de la foutaise. » Il aurait un rhume – il en a un d’ailleurs – qu’il s’en trouverait plus affecté. N’empêche : Salman Rushdie a plus que jamais l’étoffe d’un héros, en ces temps où la liberté d’expression est partout menacée. Depuis qu’il s’est installé il y a dix-sept ans à New York, la ville compte une deuxième statue de la liberté. Si l’Amérique avait déjà servi de décor à certaines de ses précédentes fictions, et notamment « Furie » en 2001, « Deux Ans, huit mois et vingt-huit nuits » (mille et une nuits, si on compte sur ses doigts) est incontestablement l’une des plus ambitieuses de l’auteur, et son grand roman américain. Au xiie siècle, Dunia, une créature extravagante, déesse de la foudre, s’acoquine avec Ibn Ruchd (alias Averroès, maître à penser de Salman Rushdie). Du mariage de ce philosophe de la raison à cette bombasse aux mille pouvoirs naît une armée de djinns à l’étrange signe particulier : des oreilles sans lobes. Plusieurs siècles plus tard, certaines de ces créatures surnaturelles vont aider Dunia à vaincre les armées belliqueuses de l’adversaire d’Ibn Ruchd, Ghazali, un djihadiste avant l’heure qui tente de faire régner l’obscurantisme sur le monde. La guerre est donc déclarée, et c’est à New York qu’elle fait rage. On se croirait dans « Ghostbusters », mais il n’y a pas de quoi rire : ce sont bien les horreurs du temps présent que Salman Rushdie décrit dans ce livre espiègle et profond, chaînon manquant entre « l’Etre et le Néant » et « la Guerre des mondes ». Votre nouveau roman fait songer aux romans de sciencefiction. Vous êtes un lecteur de récits d’anticipation ? Je l’ai été, sans aucun doute. Quand j’étais adolescent, et que j’étais pensionnaire dans un internat anglais, j’étais obsédé par ce genre d’histoires. Il y avait des écrivains formidables qui accomplissaient des miracles dans cette catégorie, comme Kurt Vonnegut, Ray Bradbury ou encore Isaac Asimov. Je me souviens d’une revue médiocre qui s’appelait tout simplement :
« Amazing » (Incroyable). Finalement, je me suis un peu détourné du genre car, à l’exception de ces quelques grands écrivains, ces livres étaient très mal écrits. De plus, c’était un genre presque exclusivement masculin, à la notable exception de Margaret Atwood et de quelques autres. Les personnages féminins étaient de vraies caricatures : soit des techniciennes de laboratoire en uniforme blanc, soit des déesses dangereuses à la Barbarella. Donc cela a fini par totalement m’ennuyer. Se projeter dans cet univers après avoir publié « Joseph Anton », votre dernier livre autobiographique, c’était aussi un moyen d’oublier la réalité pour un moment ? Exactement. J’avais cherché à être le plus honnête et le plus précis possible, dans mon dernier livre, sur ce qui m’était arrivé. Là, j’avais envie du contraire, d’une fiction sans barrières. Alors je me suis demandé : qu’est-ce que j’ai envie de raconter ? Et j’ai repensé à deux moments de ma vie où les histoires avaient tant compté. Ce moment de l’adolescence, où je dévorais des livres de science-fiction. Et aussi, il y a plus longtemps encore, quand j’entendais toutes ces histoires que mes parents me racontaient, des histoires pour s’endormir. Et parmi elles, il y avait « les Mille et Une Nuits ». Ce n’est que plus tard que j’ai découvert que c’était aussi un livre, qui n’est d’ailleurs pas du tout un livre pour enfants. Ces fables ont marqué le début de mon histoire d’amour avec la littérature.
“Et si les djinns débarquaient un jour à New York”
Pourquoi avoir mis en scène ces êtres maléfiques connus sous le nom de djinns, ces génies qui préfigurent, d’une certaine manière, les djihadistes d’aujourd’hui ? Les djinns sont issus de la mythologie. Tout le monde pense qu’ils sont liés à l’Islam mais ils existent aussi à l’extérieur de la tradition islamique. Il y a un temple en ruine, à Delhi, où des gens viennent tous les jeudis avec un message pour les djinns. Des choses comme : « Mon mari n’est pas gentil avec moi, pouvez-vous venir lui casser la figure, s’il vous plaît ? » Des centaines de messages sont laissés là-bas toutes les semaines. Et, de même, si vous avez un pneu crevé, vous pouvez soupçonner un djinn d’avoir fait le coup. C’est une tradition très vivante en Inde. En tout cas, je me suis demandé ce qui se passerait si ces génies maléfiques débarquaient un jour à New York, dans notre vie de tous les jours. A ma grande surprise, des lecteurs ont cru voir en eux des djihadistes, mais lorsque j’ai commencé à écrire mon livre, personne n’avait encore entendu parler de l’Etat islamique. Isis [acronyme anglais de l’Etat islamique, NDLR] n’était encore, à l’époque, qu’une déesse égyptienne. Beaucoup de phénomènes étranges se produisent dans le roman. A commencer par ce personnage qui ne touche plus terre mais flotte à quelques centimètres au-dessus du sol… Ce personnage, que j’ai appelé Geronimo, a été l’une des premières idées du roman. Je voyais cet homme en apesanteur, à quelques centimètres du sol. Le faire planer dans le ciel n’aurait eu aucun intérêt. Il continue de vivre sa vie, mais il ne touche pas le sol quand il marche. Ce qui est paradoxal parce qu’il est jardinier, c’est un homme qui vit au contact de la terre. Dans « la Métamorphose » de Kafka, on ne sait pas pourquoi le narrateur se transforme. Et je me suis dit, il n’y a peut-être pas d’explication à donner, comme chez Kafka. C’est la seule loi du mystère. L’histoire a commencé à se développer à partir de là. Au point de former un véritable labyrinthe de prose, avec des histoires donnant naissance à d’autres histoires… C’est vrai. Je dois dire que, contrairement à la plupart de mes
“Ce livre est devenu mon grand roman américain.”
autres livres, où l’architecture était primordiale, j’ai eu envie de me laisser aller davantage. De moins préméditer. Avant, je passais beaucoup de temps à concevoir l’armature, puis je me mettais à écrire. C’est vrai des « Enfants de minuit », par exemple. Mais en vieillissant, j’ai plus envie de voir ce qui se passe, au lieu de tout planifier. Ce qui est souvent du temps gâché, parce qu’on s’aperçoit très souvent que lorsqu’on part au petit bonheur, on se retrouve là où on n’a pas du tout envie d’aller. L’improvisation a un prix. On se retrouve, à la fin, avec cent ou deux cents pages de textes et d’idées qu’il faut se résoudre à jeter à la poubelle. En tout cas, c’est aussi la méthode de Michael Ondaatje. Il m’a raconté qu’il démarrait toujours avec moins qu’un germe d’idée, sans savoir où aller. Il découvre le livre en l’écrivant. L’un des principaux thèmes du livre, c’est l’opposition entre raison et religion. Une opposition très actuelle, dont vous montrez qu’elle animait déjà le débat intellectuel au siècle… C’est en e et une querelle qui oppose l’un de mes héros, Ibn Ruchd (le philosophe Averroès), à son adversaire, Ghazali. Cette discussion existait pour de bon à l’époque, et c’est la même qui nous occupe aujourd’hui. Nous n’arrivons pas à nous en sortir. Mais je voulais que le débat ne se réduise pas à cette simple opposition, tout blanc ou tout noir. C’est pourquoi j’ai placé au début du livre cette image très célèbre de l’eau-forte de Goya qui s’appelle « le Sommeil de la raison ». On cite toujours la phrase qui l’accompagne : « Le sommeil de la raison engendre des monstres. » Et c’est ce que nous vivons actuellement. Quand la raison est en sommeil, laissant le champ libre aux idéologies obscurantistes, on tombe vite dans l’horreur. Cependant, la phrase de Goya est plus subtile quand on la cite dans son intégralité : « Abandonnée par la raison, l’imagination engendre des monstres impossibles, unie à elle, elle est la mère des arts et la source de leurs merveilles. » Là, on n’est plus dans la simple opposition. C’est le mariage des deux qui crée l’art, qui crée la merveille. Et c’est pourquoi il y a cette union, au début du livre, entre la raison et le fantastique. A la fin, la raison gagne, mais vous semblez, curieusement, le regretter. Pourquoi ? Je me suis demandé à quoi pourrait ressembler notre avenir. Et j’ai imaginé une humanité gouvernée par la raison, mais qui aurait la nostalgie du rêve, et même de l’irrationnel. La vérité, c’est que je ne voulais pas d’un autre de ces happy ends stupides. J’avais envie de quelque chose de positif, mais avec des « mais ». Bon, j’ai jeté du vinaigre dans la sauce.
Un monde sans foi religieuse, ce serait une demi-réussite ? Oui, parce que l’imagination serait appauvrie. C’est toujours pareil. Dans ce domaine comme dans les autres, il n’y a pas de repas o ert. Ce qu’on gagne ici, on le perd ailleurs. Vous êtes installé aux Etats-Unis depuis de nombreuses années, après avoir vécu à Londres une grande partie de votre vie. Vous vous considérez comme un écrivain américain ? Il y a quelques décennies, la littérature américaine a subi deux influences majeures, issues des immigrations italienne et juive. Et puis des immigrants se sont mis à arriver de partout, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique centrale, et ont formé des courants très divers, qui composent aujourd’hui le paysage littéraire américain. Alors je me suis dit : moi aussi, je peux le faire. J’ai une valise pleine d’histoires, essayons de voir ce qui se passerait si je les situais dans l’Empire State Building. C’est ce qui est arrivé avec ce livre, qui est devenu, en quelque sorte, mon grand roman américain. En quittant l’Europe pour les Etats-Unis, vous ne vous attendiez sans doute pas à devoir vivre un jour avec l’hypothèse d’un président nommé Donald Trump ? Trump n’est pas encore élu. Et il y a de fortes chances qu’il ne le soit pas. Pas de panique ! Comment se fait-il qu’il soit allé aussi loin dans sa course à la présidence ? C’est en e et la question qu’on peut se poser. C’est très alarmant. A mon avis, cela fait écho, de manière plus générale, au désenchantement qui frappe en ce moment les électorats occidentaux. Ce qui fait le succès de Marine Le Pen, en France, est aussi ce qui fait le succès de Donald Trump.
“La fatwa, pour moi, c’est de l’histoire ancienne.”
De même que, à gauche, ceux qui ont cru en Jeremy Corbyn sont les mêmes que ceux qui ont cru, aux Etats-Unis, en Bernie Sanders. C’est le rejet du système mêlé aux sirènes du populisme. Trump est porté par cette même vague. Ça ne veut pas dire qu’il sera élu car, aux Etats-Unis, les chi res jouent contre lui. Il s’est aliéné les femmes, les Noirs, les hispaniques. Ce sont des électorats puissants. La population, à quarante pour cent, n’est pas blanche dans ce pays. Et parmi les Blancs, elle est pour moitié féminine. Sans parler des minorités sexuelles. Donc il ne va pas y arriver. Mais les élections ne seront pas belles à voir.
“L’Europe est devenue un club pour businessmen”
Il y a quelques mois, l’Iran a réactivé, si l’on peut dire, la fatwa en augmentant la récompense pour votre assassinat. Comment avez-vous vécu cette mauvaise nouvelle ? Vous savez, je crois que les médias se trompent. Tous les ans, au moment de la date anniversaire de la fatwa, il se passe quelque chose. Cette année, si j’ai bien compris, quelques journaux radicaux en Iran ont voulu faire un coup en annonçant qu’ils rajoutaient quelques milliers de dollars à la prime. Mais cet argent, ils ne l’ont pas ! C’est de la rhétorique pure et simple. Le seul problème, c’est que quand les journaux occidentaux croient pouvoir associer les mots « Iran », « fatwa » et « Rushdie », ils pensent que ça fait un gros titre. Hélas, le monde est aujourd’hui confronté à des problèmes bien plus importants. En tout cas, pour répondre à votre question, ça n’a ecte pas ma vie de tous les jours. Pour moi, c’est de l’histoire ancienne. Comment avez-vous réagi au fait que le jury du Nobel vous a finalement soutenu publiquement, après toutes ces années où il était resté muet ? Ce n’est pas dans leur nature de commenter l’actualité. Ils ne le font pas pour d’autres, ils ne l’ont pas fait pour moi. Ils pensent que ce n’est pas leur rôle d’intervenir dans le débat politique. Je les remercie de l’avoir fait, finalement, mais je comprends aussi qu’ils n’aient pas dégainé plus vite. Quand tout cela est arrivé, le monde littéraire m’a soutenu dans son immense majorité, ce qui était très réconfortant. Mais j’ai toujours ressenti une certaine gêne à l’idée que ceux qui ne l’avaient pas fait puissent se voir accuser de ne pas l’avoir fait. Vous avez vigoureusement soutenu la France au moment de l’attentat contre « Charlie Hebdo », notamment au Pen Club que vous présidiez à l’époque. Certains écrivains, comme Francine Prose ou Peter Carey, étaient hostiles à ce témoignage de solidarité. Pourquoi ? Franchement, je n’ai pas compris leur position. La France a beaucoup sou ert ces deux dernières années. Je ressens une immense tristesse en pensant à ce qui s’est passé à Nice, le 14 juillet dernier. Je crois qu’après tous ces attentats la réaction des écrivains que vous évoquez n’aurait pas été la même. Au moment de « Charlie », ils n’étaient pas prêts à penser l’événement. Cela dit sans excuser quiconque ! Ils ne se rendaient pas encore compte que montrer du doigt les victimes était une erreur. Que faisaient ces gens sur la promenade des Anglais? Ils se baladaient, ils profitaient de la soirée. Ils n’avaient fait de mal à personne. Maintenant, c’est très clair que ce qu’on veut détruire, c’est la vie de personnes innocentes. Qui ne font rien que leurs courses dans un supermarché casher ou qui écoutent de la musique au Bataclan. Passer une bonne soirée, tel est leur crime. Pensez-vous que l’Etat islamique, qui semble actuellement essuyer des revers militaires importants, puisse rapidement disparaître ? C’est toute la question. Il va sans doute perdre l’essentiel de son territoire. Cela étant dit, je dois avouer que j’ai toujours été très mauvais dans mes prédictions. Malgré tout, il est en e et plus que probable que l’Etat islamique disparaisse de la carte du monde dans un avenir assez proche. Pensez-vous que l’Europe sans le Royaume-Uni, c’est encore l’Europe ? Elle l’était avant que le Royaume-Uni se décide à entrer ! Il est clair que les Britanniques ont commis une erreur historique. Une erreur qui sera dommageable au pays de manière colossale. J’espère que cela ne sera pas trop dommageable à l’Europe. Mais tout cela démontre que l’Union européenne doit porter une vision de l’Europe qui n’est pas que financière. Pour beaucoup de gens, l’Europe est devenue un club pour businessmen, alors que l’idée européenne est réellement plus grandiose. L’Europe a oublié quelles étaient ses valeurs, et à quel point elles ont changé le monde. Les valeurs fondatrices de l’Amérique viennent de l’Europe des Lumières. Si cette statue se trouve dans le port de New York, c’est pour une bonne raison ! La vérité, c’est que nous n’avons pas su promouvoir cette haute idée européenne, fondée sur la culture, non sur le commerce. Et s’il doit y avoir un débat sur ce que devrait être l’Europe de demain, j’espère que la dimension culturelle en sera le centre. Parce que c’est ce qui a fait l’Europe, et c’est ce qui fait qu’elle existe encore. Les Britanniques, qu’ils le veuillent ou non, font partie de cette Europe-là. « Deux Ans, huit mois et vingt-huit nuits », par Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Actes Sud, 315 p., 23 euros (en librairies le 7 septembre).