La folie complotiste
Soupçons de manipulation après chaque attentat terroriste, campagne paranoïaque de Donald Trump ou affabulations sur le pouvoir occulte des Illuminati… Des complots, et encore des complots. Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas d’un épiphénomène ou d’u
On n’arrête plus la CIA. Aux dernières nouvelles, l’agence de renseignement américaine tirerait les ficelles du jeu Pokémon Go. Grâce à l’application de réalité augmentée, les barbouzes de Washington encourageraient 75 millions d’aficionados à filmer tout ce qui se passe autour d’eux. Big brother is watching you. La CIA veut s’introduire à l’Elysée? Facile, des Pokémon apparaissent au Palais, et les chasseurs du cru – employés et visiteurs armés de leur smartphone – se transforment en agents de renseignement à la solde du grand Satan américain. L’âme du complot ? John Hanke. Le fondateur de Niantic, éditeur de Pokémon Go, est l’un des inventeurs de Google Earth. Il a aussi créé et revendu Key Hole (« Trou de serrure »!), une start-up spécialisée dans l’exploitation des données de géolocalisation, qui a reçu, au début des années 2000, le soutien d’un fonds d’investissement de la CIA. Voilà qui suffit au site prorusse Sputnik News pour dénoncer une colossale manipulation : « Le mode d’emploi de Pokémon Go requiert que vous filmiez votre appartement en détail. » Diabolique. Selon le site Le Nouvel Ordre mondial, Vladimir Poutine, informé par un mystérieux « rapport du Kremlin » confirmant les liens de Pikachu avec la CIA, serait sur le point d’interdire le jeu en Russie…
Bienvenue dans le monde de la réalité augmentée… par la théorie du complot ! La légende des Pokémons joujoux de la CIA ne constitue qu’un des derniers exemples en date de la folie conspirationniste. Des hypothèses les plus abracadabrantesques sur la disparition du vol MH370 de la Malaysia Airlines à l’Euro de foot prétendument truqué au profit de la France (voir p. 30) en passant par l’increvable complot des Illuminati, cette société secrète censée dominer le monde (voir p. 34), le très vieux réflexe de l’esprit humain qui consiste à expliquer des faits par l’intervention d’un pouvoir occulte n’a jamais été si prégnant.
On nous cache tout, on ne nous dit rien… Le refrain est ancien. Mais le climat de défiance actuel à l’égard des institutions, des médias et du pouvoir le rend toujours plus lancinant. Nous n’avons jamais été autant connectés et abreuvés d’informations? Qu’à cela ne tienne, la théorie du complot continue de fournir une explication commode à tout ce qui nous dépasse et nous dérange. Selon un récent sondage Harris Interactive-« Sciences et Vie », 51% des Français pensent que la princesse Diana a été assassinée ; 33%, que l’économie mondiale est dirigée par une société secrète; et 31%, que les véritables auteurs de l’attentat de « Charlie Hebdo » nous
ont été cachés. En France, la cote d’alerte a été atteinte dès les attentats de janvier 2015. Avant même que les tueurs de « Charlie Hebdo » et de l’Hyper Cacher n’aient été mis hors d’état de nuire, des thèses complotistes, fondées sur la surinterprétation de détails insignifiants ou carrément délirants, ont paru sur les sites conspirationnistes, accusant les services secrets français ou israéliens d’avoir fomenté les attentats pour instaurer un climat de guerre civile. « Toute l’opération des frères Kouachi porte la signature des services secrets. Bien sûr, nous n’avons pas la preuve. Je ne dis pas que les autorités françaises sont derrière ce crime, mais qu’elles ont pu permettre qu’il ait lieu », commentait Jean-Marie Le Pen dans une interview au tabloïd russe « Komsomolskaïa Pravda ». C’est l’argument du false flag (« fausse bannière ») qui a depuis été agité après chaque attaque mortifère de Daech, notamment le 13 novembre, à Paris. Et le 14 juillet, après le carnage de Nice (voir p. 29). « “A qui profite le crime?” C’est la question --que posent les conspirationnistes pour donner libre cours à leur obsession. Le coupable caché est désigné, et la charge de la preuve, inversée. C’est aux accusés de démontrer qu’ils ne sont pour rien dans l’a aire », analyse Rudy Reichstadt, fondateur du site de riposte Conspiracy Watch. Eternel boucs émissaires, « Israël » et « les juifs » sont couramment incriminés. Constatant avec e arement qu’un élève sur cinq adhérait à cette idéologie nauséa-
bonde, le ministère de l’Education nationale s’est mobilisé. Colloque, lancement du site OnTeManipule.fr, sensibilisation des enseignants… Mais comment argumenter face à des jeunes qui rejettent tous les messages du système, à commencer par ceux des profs? « La théorie du complot est un piège rhétorique. Elle prétend se défier des explications officielles pour dévoiler une réalité cachée, mais sans jamais se donner la peine de la démontrer. Tout est lié, mais de façon occulte », explique Emmanuelle Danblon, linguiste à l’université de Bruxelles.
Difficile, voire impossible, de rivaliser face à une insaisissable « complosphère » qui prospère sur internet et ses réseaux sociaux. Au coeur de cette nébuleuse, des dizaines de sites de « réinformation » prétendent déconstruire les vérités officielles et dire (enfin) la vérité (voir p. 31). Du « national-socialisme » revendiqué par Egalité et Réconciliation et son gourou, Alain Soral, au poutinisme du Réseau Voltaire, animé par Thierry Meyssan, désormais hôte de Bachar el-Assad en Syrie, en passant par le communautarisme de Panamza et la xénophobie de FdeSouche, la complosphère semble couvrir un large éventail d’idéologies extrêmes. Mais tous les apprentis sorciers qui s’y expriment croient – ou font mine de croire – au « grand complot planétaire » censé tout expliquer.
Selon ce mythe politique, rien n’arrive par hasard et l’histoire tout entière s’explique par une seule cause. « Dans la Révolution française, tout a été préparé, amené, par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans les sociétés secrètes, et qui ont su hâter et choisir les moments propices aux complots », écrivait l’abbé Barruel, premier auteur contre-révolutionnaire et premier théoricien du complot moderne à la toute fin du xviiie siècle. Mais pourquoi la démocratie n’a-t-elle pas fini par triompher d’un imaginaire qu’on dirait tout droit issu de la chasse aux sorcières? Pour le sociologue Pierre-André Taguieff, le conspirationnisme est précisément un héritage paradoxal de la pensée rationaliste des Lumières : « Cela a conduit à la suppression du mystère, à un désir de compréhension, au développement de l’esprit critique, attitude qui, si elle est trop systématisée, peut verser dans le soupçon et la mystification. On constate ainsi une tendance de ce courant démystificateur et visant au désenchantement du monde à se retourner en
réenchantement. En effet, l’idéal de transparence des démocraties avec l’émergence de la presse et la diffusion de l’information renforce l’idée de conspiration. » Complot judéomaçonnique vu de l’extrême droite, complot impérialiste vu de l’extrême gauche, complot communiste vu des EtatsUnis jusqu’au délire maccarthyste, complot des migrants et théorie du « grand remplacement » propagée par les populistes d’aujourd’hui… « L’idée de complot est propre à séduire à la fois une sensibilité habituée à considérer le mal comme produit par des forces cachées, et la conviction démocratique nouvelle selon laquelle la volonté générale ou nationale ne peut rencontrer l’opposition publique des intérêts particuliers, écrit l’historien François Furet. Comme la volonté du peuple, le complot est un délire sur le pouvoir ; ils composent les deux faces de ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire démocratique du pouvoir. »
En 1963, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy donne naissance à la première grande théorie du complot de l’ère des médias de masse. Implication de la CIA, des services secrets cubains, des lobbys pétroliers ou de la mafia… En 2013, cinquante ans après l’assassinat, 61% des Américains ne croyaient toujours pas à la seule culpabilité du tireur, Lee Harvey Oswald. En 1974, après la guerre du Vietnam, le naufrage de l’administration Nixon et le choc pétrolier, la défiance de l’opinion américaine est telle que le pamphlet de Bill Kaysing, un ancien ingénieur de la Nasa, « Nous ne sommes jamais allés sur la Lune, une escroquerie américaine à 30 milliards de dollars », fait l’effet d’une bombe. Trente ans plus tard, 6% des Américains croient encore au canular des six alunissages des missions Apollo.
La sidération provoquée par les attentats du 11 septembre 2001 marque un tournant, celui d’un complotisme planétaire globalisé par internet. Selon la thèse conspirationniste qui se répand alors à la vitesse de la lumière, les attaques aériennes sur le World Trade Center et le Pentagone auraient été encouragées par les services secrets américains pour mettre en oeuvre une politique étrangère agressive et envahir l’Irak de Saddam Hussein, en 2003, à des fins économiques. Ce scénario digne de Hollywood a séduit une opinion américaine et mondiale en pleine défiance à l’égard de l’administration de George W. Bush. En France, le bestseller de Thierry Meyssan « l’Effroyable Imposture », sur le 11Septembre, ouvre la voie à la contestation conspirationniste des attentats de 2015 et 2016.
Le 14 juillet dernier, l’attentat de Nice a aggravé la « complotisation » des esprits. Face à la tragédie, Christian Estrosi, président du conseil régional de Paca, a accusé le ministère de l’Intérieur de manipulation. Pris en défaut par l’attaque du camion fou, Beauvau aurait tenté de faire pression sur une policière municipale chargée de la vidéosurveillance pour orienter un rapport officiel… Une machination au sommet de l’Etat ? « L’Etat veut effacer toutes les traces, or nous devons la vérité aux victimes », a dénoncé Estrosi. La polémique a été violente, et la justice, saisie par le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, établira
“Comme la volonté du peuple, le complot est un délire sur le pouvoir.” FRANÇOIS FURET
les faits. Mais l’irruption de la rhétorique du complot signe la dégradation du débat public et la menace qui pèse sur la démocratie.
Le populisme qui se répand à travers toute l’Europe et aux EtatsUnis recourt volontiers à la théorie du complot pour justifier son rejet des étrangers. Popularisée par des écrivains comme Renaud Camus ou des journalistes comme Eric Zemmour, la théorie du « grand remplacement » est de nature conspirationniste. Elle laisse entendre que les peuples d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne ont un dessein caché : se substituer aux populations européennes et annihiler leur civilisation. On peut y voir une nouvelle version de la « causalité diabolique », analysée par l’historien Léon Poliakov pour expliquer la persécution des juifs à travers l’Histoire.
Le prochain test pour la démocratie ? L’élection présidentielle américaine. Candidat « antisystème », Donald Trump fait campagne en adepte de la conspiracy theory, lui qui prétend donner les noms de ceux « qui ont vraiment fait tomber le World Trade Center », accuse Obama et Clinton d’avoir « créé Daech », vitupère contre la « presse abjecte » censée orchestrer sa chute dans les sondages et dénonce par avance un possible trucage de l’élection du 8 novembre prochain. Trump contre le complot de l’establishment ? Pas sûr que les Américains tombent dans le panneau…