L'Obs

RENCONTRE

Vous plaisantez, monsieur Dubois

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER GUILLAUME RIVIÈRE

Les voisins de Jean-Paul Dubois s’appellent Sylvester Stallone et George Bush. Sur la Lune, leurs parcelles jouxtent la sienne. Le type qui les fourguait lui avait dit : « Quand ma femme m’a quitté, ma vie était finie. Je me suis assis par terre en sortant du tribunal et j’ai vu la Lune se lever. Allez savoir pourquoi, je me suis demandé : à qui elle appartient, cette Lune? » Devant ce genre de spécimen, l’auteur de « Parfois je ris tout seul » (1992) et du « Cas Sneijder » (2011) a sa méthode : « On ne touche à rien, on écoute. » Il sait que la vie vaut tous les romanciers. Ne touchons donc à rien, et écoutons Dubois : « J’ai mis ce mec dans un livre, je ne sais plus lequel. Parce qu’ensuite il a monté une ambassade de la Lune dans le désert, que j’ai visitée. Il a vendu des parts de Lune dans le monde entier. Et j’étais là le jour où une dame l’appelle de Suède pour lui dire : “Je voulais vous remercier. Mon mari est mort hier en serrant le papier correspond­ant au morceau de Lune que je lui avais o ert.” »

Ses certificat­s de propriétés extraterre­stres, Dubois les a pendus dans son bureau. Il y a là aussi un clavier numérique, des photos de famille, des ballons de rugby, des jaquettes de ses livres et des étoles portant des caractères japonais qui, a-t-il fini par apprendre, servent de cadeaux pour les départs à la retraite. (Les caractères signifiera­ient « gros dégueulass­e ».) On marque son territoire comme on peut, quand on a hérité d’une maison où l’on a vu mourir sa grand-mère, sa tante, son père, sa mère. Dubois l’avait déjà noté dans « Vous plaisantez, monsieur Tanner » (2006), après de chaotiques travaux de restaurati­on : « On ne possède jamais une maison. On l’occupe. Au mieux on l’habite. En de très rares occasions, on parvient à se faire adopter par elle. » Et, tout à l’heure, sa voix vacillera en articulant : « Oui, c’est triste, une maison. C’est lourd. La seule qui n’ait pas été triste, c’est celle que j’avais construite. Elle n’avait pas été habitée. Les maisons, pour moi, ce sont les endroits où des gens sont morts. Celle-ci, j’y ai toujours été mal à l’aise, mais je ne peux pas m’en séparer. Parce que ce n’est pas la mienne. Je travaille sur le bureau de mon père. J’ai foutu mes livres dans sa bibliothèq­ue… Je suis prisonnier de ça. C’est une gangue. Je voudrais être libre, or je n’ai jamais été libre vis-à-vis de mes souvenirs. »

Le Philip Roth du Languedoc

Ladite gangue est une longue baraque blanche qui contemple des marronnier­s dans les faubourgs de Toulouse. Elle a le charme négligé d’une doyenne du quartier et une grille qui mériterait un coup de Rustol. Quand on sonne, des aboiements répondent : ceux d’une golden retriever et d’un petit chien qui doivent avoir chaud, avec ce climat qui est une invitation à la sieste. Puis un homme ouvre. Polo sombre, barbe de sept jours, les yeux doux et un peu las. Plus aimable, il n’y a pas, mais on sent que recevoir un journalist­e n’est pas ce qui enchante le plus Jean-Paul Dubois.

Après cinq ans de silence, le Philip Roth du Languedoc publie « la Succession », grand roman crépuscula­ire, bouleversa­nt et enjoué comme les meilleurs films des frères Coen. Son personnage, qui s’appelle naturellem­ent Paul comme presque tous les héros de Dubois, est joueur de pelote basque à Miami quand il hérite, de son père, d’une maison comme celle-ci : toulousain­e, trop grande pour un seul homme, meublée de réminiscen­ces douloureus­es. Echappera-t-il à la fatalité génétique qui, comme chez les Hemingway, a poussé les siens à « se supprimer » ? C’est l’enjeu du récit, qui envisage le suicide sous toutes ses formes, de la plus farfelue à la plus médicalisé­e. En exergue, le footballeu­r alcoolique George Best a donné la tonalité – triomphale­ment hédoniste, avec plusieurs bémols à la clé : « C’est un plaisir de me tenir devant vous. C’est surtout un plaisir de me tenir debout. » Il a su à Dubois de taper ces mots-là, « et après, onze pages par jour, sans aucune fatigue, sans mal au dos ». En un mois, le roman était fini. Un mois de forçat, de 10 heures à 4 heures du matin, à « s’extraire de la vie » pour « régurgiter un tas de souvenirs et d’angoisses ». Un mois, presque comme pour ses autres livres.

Dans la fraîcheur de l’entrée, des unes du « Matin » et de « Libé » sont encadrées. Mao, Sartre, Brejnev… « Que des morts, observe en souriant l’auteur des “Accommodem­ents raisonnabl­es” (2008). Mais elles sont belles, je trouve. » Elles sont très belles. Elles sont d’un âge où la France lisait des journaux et où des fumistes talentueux comme Dubois y publiaient de grands et délicieux reportages sur des sujets

inattendus. Sa spécialité à lui, c’était « les cinglés », notamment en Amérique, où il pouvait passer des jours à écouter un type qui a « exécuté deux cents personnes avec l’aval de l’Etat », des survivalis­tes armés jusqu’aux dents, ou des salopards qui rachètent, pour 70% de leur valeur, leurs assurances-vie à des mourants. « Trump est raccord avec ces mecs-là, mais il est très au-dessus de la moyenne… Si, au lieu de traverser les Etats-Unis dans une limousine, Bernard-Henri Lévy l’avait fait avec des truckers, il comprendra­it mieux. »

L’auteur de « L’Amérique m’inquiète » (1996) a longtemps pratiqué ce métier au « Nouvel Observateu­r », mais loin de Paris. « Quand Claude Perdriel a voulu m’engager, raconte-t-il dans une pièce peuplée de disques de Curtis Mayfield, je lui ai proposé de me payer un peu moins à condition de me laisser vivre à Toulouse. Je ne réclamais qu’une chose : le droit à la paresse, au bonheur et à la dépression. » Claude Perdriel a bien fait d’accepter. Avant ça, Dubois n’avait rien fichu à l’école et tout appris dans « Hara-Kiri », « la Gueule ouverte » et « le Pop-Club ». Il avait suivi des études de socio à Toulouse. Sympathisé avec des libertaire­s antifranqu­istes qui, la nuit, s’en prenaient à l’ambassade d’Espagne et bousillaie­nt les serrures des agences de travail temporaire. Refusé un boulot dans les assurances. Bossé un an et demi sur des chantiers. Vadrouillé au Mexique. Tartiné de longs papiers sur le sport pour « la Dépêche du Midi » pendant que « 3000 mecs gueulaient “enculés” dans le stade ». Et tant pis si son père, cette « énigme » capable de « jouer ses bagnoles aux cartes », lui avait dit : « J’aurais préféré que tu rentres dans la police », qu’il tenait déjà pour « un truc pas très estimable ». (« Son truc, se marre soudain Dubois, c’était que je rentre à l’ENA! Ce qui prouve à quel point on était éloignés l’un de l’autre… ») Le journalism­e, c’était découvrir « des mondes multiples où l’incapacité à vivre est vachement présente ». Surtout, ça laissait le temps de jouer chaque soir avec les copains du Famous Multicolor Contorsion­ist Elastic Rock Band, tout en rédigeant au galop des romans pleins de drôlerie et d’accidents épouvantab­les.

“Ecrire n’a aucun intérêt…”

Quand le succès est venu, avec des adaptation­s au cinéma dont ce fan d’Atom Egoyan ne tient pas à causer (« Kennedy et moi » avec Jean-Pierre Bacri, « la Nouvelle Vie de Paul Sneidjer » avec Thierry Lhermitte, et bientôt « le Fils de Jean », que Philippe Lioret a tiré de « Si ce livre pouvait me rapprocher de toi »), mais aussi le prix Femina 2004 pour « Une vie française », son chef-d’oeuvre, il a choisi la littératur­e : « En soi, écrire n’a aucun intérêt ; c’est le mode de vie que ça permet qui est important. Vous ne faites jamais acte d’autorité sur personne, et personne ne fait jamais acte d’autorité sur vous. Qu’y a-t-il de plus beau ? » Pour imiter Vian, il a mis au point sa fameuse technique, celle qui consiste à écrire des livres de 240 pages en un mois (« Je prends toujours mars, 31 jours; je fais 8 pages par jour; 8 fois 30, ça fait 240 pages »). Mais cette discipline engage aussi une philosophi­e tragiqueme­nt épicurienn­e, qui infuse en lui depuis l’âge de 8 ans : « Mon père avait une maladie très grave, on m’avait dit : “Une contrariét­é peut le tuer.” C’était la phrase du médecin. Ma mère a dû vivre avec ça. C’était terrible… Mon père est mort quand j’avais 27 ans, mais j’avais pris conscience de la brièveté de la vie. Je m’étais dit : combien de temps on vit vraiment, une fois qu’on a enlevé le sommeil et le travail ? C’était infiniment court. Donc j’ai tout organisé pour optimiser mon temps de vie, en diminuant le sommeil et le travail au maximum. »

Chaque jour, Jean-Paul Dubois fait une heure de vélo, et une autre de natation dans la piscine qu’il a creusée (7 mètres de diamètre). Il déteste ça, mais c’est « pour son coeur ». Il dort de 4 heures à 9 heures du matin, se nourrit de fruits à midi, s’oublie sur son synthé en se foutant bien d’avoir un niveau « ultramisér­able ». Il vénère ses petits-enfants, tond sa pelouse, sauve des guêpes de la noyade et téléphone à sa femme, une Québécoise actuelleme­nt auprès de sa mère, pour lui parler comme chaque jour depuis vingt ans. « Ne jamais travailler demande de grands talents », disait Debord, ce moraliste pascalien qu’il a beaucoup essayé de lire dans sa jeunesse. Alors, lui qui aurait tant aimé faire du cinéma, il regarde des films comme « Bullhead » ou « Foxcatcher ». Est-ce pour renouer avec sa drôle d’enfance ? A une époque où personne n’avait la télé, son père, qui fabriquait des amplis et avait enregistré Django Reinhardt dans son studio avant de passer à autre chose, projetait du cinéma parlant à la maison, sur grand écran.

Hier, l’auteur de « La vie me fait peur » (1994) a démonté son aspirateur pour comprendre pourquoi il ne fonctionna­it plus. Il aime ça, comprendre, et utiliser ses mains. Lui qui n’a jamais voté se moque des politiques capables de « piquer un stylo en signant un traité », comme l’a fait Sarkozy. (« Comment voter pour un mec pareil ? S’il fait ça, il est capable de tout. ») Lui qui n’a « rien d’un neurasthén­ique » pratique ce « sport individuel » qu’est la vie en s’e orçant de ne pas trop penser à la valise jamais ouverte où sont archivées les pièces de théâtre qu’écrivait son père. Et il fait au mieux pour e acer de sa mémoire ce jour atroce où un médecin lui a dit : « Embrassez bien votre fils ce soir, parce que demain il ne sera peut-être plus là. » Puisqu’« il n’y pas de marche arrière » dans l’existence, comme le résume « la Succession », autant que la littératur­e serve à quelque chose. Celle de Dubois aide à vivre sans ignorer comme la vie, sous la Lune, sait être belle et absurde. « La Succession », par Jean-Paul Dubois, Editions de l’Olivier, 240 p., 19 euros.

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 ??  ?? Le blues de Jean-Pierre Bacri dans l’adaptation au cinéma d’un roman de Jean-Paul Dubois paru en 1997.
Le blues de Jean-Pierre Bacri dans l’adaptation au cinéma d’un roman de Jean-Paul Dubois paru en 1997.

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