E-COMMERCE
Rocket Internet, la fabrique de clones
C’est ici, dans la “salle de travail” que naissent nos “bébés”. » Drôle de père que Johannes Bruder! Ce quadra en baskets colorées pointe du doigt le cinquième étage d’un bâtiment industriel du xixe siècle, en plein coeur de Berlin, en attendant que se termine la construction de ses futurs bureaux, qui domineront Checkpoint Charlie. Le directeur des opérations (COO) de Rocket Internet va nous faire visiter au pas de course – et en trente minutes – l’incubateur internet numéro un en Europe : ici, c’est l’efficacité qui règne, pas le plaisir.
Les « bébés » qui ravissent cet ancien de chez Google, ce sont des start-up comme HelloFresh, le service de livraison de pro- duits frais, ou Helpling, leader du marché de l’aide à la personne. Rocket se présente comme « une usine pour la création de nouvelles entreprises ». « Inspirés par l’idée de manufacture, nous apportons un grand soin au détail, explique Bruder. Nous sommes une firme allemande tout en restant globale. » Réputée pour sa culture du secret et une communication verrouillée, la maison qui se voit comme l’équivalent d’une Porsche numérique a développé un storytelling curieux, entre taylorisme nouvelle génération et fable eugénique.
Cofondée en 2007 par les trois frères Samwer (Marc, Oliver et Alexander), la « fusée » est devenue en moins d’une décennie un poids lourd de l’économie numérique européenne. Cette structure hybride, à mi-chemin entre le fonds d’investissement et l’accélérateur de croissance, a
lancé plus de 200 entreprises depuis 2014. Elle est présente dans plus de 110 pays et emploie indirectement 36 000 personnes sur les cinq continents. La recette miracle de ce capitalisme 3.0? Pas très glorieuse : cloner des sites, puis les développer dans de nouveaux pays, avant de les revendre à prix d’or. Ce n’est donc pas ici que s’invente le monde de demain : Rocket ne fait que reproduire.
C’est en 1999, frais émoulu d’une école de commerce et fasciné par la Silicon Valley, qu’Oliver Samwer, « le mec le plus agressif du web sur la planète » comme il se définit lui-même, a créé son premier clone : Alando était la version allemande de eBay… que le colosse américain lui rachètera 43 millions d’euros pour pouvoir percer sur le marché germanique. Oliver Samwer passe ensuite à la vitesse supérieure. Des dizaines de répliques sortent de son usine : Wimdu (clone d’Airbnb), Lazada (Amazon), Citydeal (Groupon) ou eDarling (Meetic). Son principal succès est Zalando : ce vendeur de chaussures et de vêtements en ligne, qui imite l’américain Zappos, atteint un chiffre d’affaires annuel de 2,2 milliards d’euros et il vaut 8,9 milliards d’euros à la Bourse de Francfort.
« La plupart des start-up que nous lançons marchent bien », assure Johannes Bruder. Cela ne signifie pas qu’elles deviennent toutes des licornes, ces sociétés valorisées à plus d’un milliard de dollars. « Notre ambition est de rendre nos entreprises rentables et de les établir comme leaders du marché. » Chez Rocket, on a un mantra, « le profit », et une règle, « minimiser les risques ». Une prudence qui n’empêche pas une stratégie d’internationalisation agressive. Rocket, qui entend « devenir la plus grande plateforme web de commerce en ligne, en dehors des Etats-Unis et de la Chine », a investi sur les marchés émergents négligés par les Américains. En 2012, le géant a créé l’Africa Internet Group, basé à Paris (voir encadré), qui a notamment lancé Jumia, une version africaine d’Amazon. Autre joli coup : Lazada, un site de vente en ligne leader en Asie du Sud-Est a été racheté 1 milliard d’euros début 2016 par le mastodonte chinois du e-commerce, Alibaba.
Quand on lui reproche de laisser de côté l’innovation, Johannes Bruder rétorque : « Notre ADN, c’est de construire toujours davantage d’entreprises. » Une méthode qui a fait la fortune d’Oliver Samwer, parfois surnommé le « Mark Zuckerberg allemand ». L’idée de génie du PDG de Rocket est bien d’avoir compris avant tout le monde qu’on pouvait gérer une jeune pousse du troisième millénaire comme une usine sidérurgique du début du xxe siècle. « Les Temps modernes » au pays du cloud, avec un mode d’organisation du travail extrêmement rationalisé.
L’architecture du quartier général berlinois, concentrique et sur cinq étages, reflète le système de production « vertical et transversal » de la firme. Punaisée sur un tableau, une banale feuille de papier détaille toutes les étapes de la ligne de production. Premier stade : une petite équipe triée sur le volet se réunit autour d’une table du dernier étage pour choisir des modèles de sites de commerce qui ont « fait leurs preuves ». Une fois l’idée validée, des « cofondateurs », sortis des plus grandes écoles de commerce, seront nommés pour piloter le projet et le « scaler », c’est-à-dire le dupliquer à moindre coût, en l’adaptant aux spécificités d’un autre marché. Au fil de sa maturation, la jeune pousse descend d’étage en étage : couvée au quatrième par les petites fées du développement et du design web chargées de concevoir le site et l’application pour smartphone, elle se retrouve ensuite aux mains des managers business et marketing du troisième étage puis passe aux équipes logistique et enfin à la communication. Durée d’incubation : « Cent jours, notre chiffre magique », précise Bruder.
« Ici, nous n’avons pas de gadgets ou de robots high-tech, seulement des jeunes gens talentueux devant leurs ordinateurs »,
“La plupart des start-up que nous lançons marchent bien ”
explique Johannes Bruder. Pourtant, l’ambiance n’est pas « cool » : certes, il y a l’incontournable toit terrasse qui domine la ville, l’espace détente et ses distributeurs de muesli, mais à l’intérieur, les murs sont nus, éclairés par des néons glacés et les bureaux ouverts abritent des dizaines de visages poupins rivés sur l’écran, alignés comme des poulets en batterie. Moyenne d’âge de ces OS des temps ultramodernes, qui conversent en anglais, un iPhone greffé à la main : « 27,2 ans ». Le siège berlinois compte 700 employés, à 50% étrangers et recrutés parmi les meilleures écoles d’Asie, des Etats-Unis, d’Amérique latine et d’Europe. Leurs visages souriants s’affichent même en Technicolor et Polaroid sur une affiche. L’entreprise est réputée savoir dénicher les talents et leur donner leur chance. « Nous n’offrons pas seulement un salaire mais aussi une aventure », affirme Bruder, qui reste discret sur la grille de rémunération. Pour beaucoup de digital natives, intégrer Rocket offre à la fois un réseau et une belle carte de visite. En Allemagne, « l’économie reste basée sur un fort tissu de PME familiales, rappelle Bruder. Chez Rocket, nous sommes fiers de créer à la fois des emplois et un écosystème local, en apprenant à toute une génération la création d’entreprises. »
Cette gestion au millimètre explique que Rocket puisse fabriquer plusieurs start-up en même temps. L’incubateur, qui détient un portefeuille de 120 entreprises et accouche de 10 à 12 sociétés par an, a bâti sa réputation sur un « taux de mortalité infantile faible » dans un milieu réputé pour sa létalité. Très rapidement, au bout de huit ou neuf mois à peine, « nous discutons de la viabilité économique avec ses fondateurs, souligne Bruder. Si la start-up ne remplit pas les critères de rentabilité, elle est fermée et nous redémarrons un nouveau projet ensemble ». Personne ne travaille plus de six mois sur le même projet. Le rez-de-chaussée est la dernière étape avant de « quitter la maison ». Traduction : se lancer sur le marché. Des bouteilles de champagne sont alignées sur une étagère pour fêter l’événement. « Une fois la startup sortie d’ici, elle doit trouver son âme et son étincelle, conclut Bruder. Nous laissons suffisamment de flexibilité pour qu’elle développe sa propre identité. »
Nadia, une Française installée à Berlin qui a travaillé plusieurs mois chez Rocket comme manager, gagnant 2 000 euros net pour 45 heures par semaine, tempère cette image idyllique : « Il y a une très lourde pression du management. Tu es responsable des résultats, sans disposer des outils adéquats. La stratégie de coût minimal implique de travailler avec un fort turnover et des équipes bancales, raconte-t-elle. La moitié de mon équipe était composée de stagiaires, payés 450 euros par mois. Je passais beaucoup de temps à les former pour qu’ils soient opérationnels et ensuite, ils partaient! » Question budget, c’est low cost à tous les étages : les visuels pour créer des bannières publicitaires doivent par exemple être trouvés dans des banques d’images gratuites. Nadia se dit ravie d’avoir appris à « faire tourner son business avec zéro thune », mais elle regrette qu’il n’existe, à sa connaissance, aucun « intéressement des salariés ou possibilité d’acquérir des stock-options, ce qui rend la rétention des talents difficile ».
Ce système un brin Frankenstein connaît aussi des ratés : en 2010, la création d’Adopt a guy, clone du phénomène français Adopte un mec, s’était soldée par un « échec magistral », selon l’un des anciens managers. « L’écart culturel entre Français et Allemands sur la séduction avait été mal évalué par l’équipe très masculine de Rocket : l’homme objet de consommation courante et l’arrivée de l’humour dans la rencontre n’ont pas séduit outre-Rhin », explique-t-il. Autre échec récent : la société belge de livraison de repas à domicile Take Eat Easy, dans laquelle Rocket avait investi 10 millions d’euros, a fait faillite en juin, laissant 4500 coursiers sur le carreau et des ardoises chez ses restaurateurs…
Depuis son entrée en Bourse en octobre 2014, l’incubateur traverse une période difficile. Sa valeur s’est effondrée de 50%, passant de 5,3 milliards d’euros à 3 milliards, et suscitant désormais la méfiance des marchés. Beaucoup de sociétés du portefeuille, toujours en perte, sont jugées surévaluées. Pourtant, malgré les réserves sur la durabilité de son modèle, Rocket a toujours accès à l’un des plus beaux viviers d’investisseurs du continent (fonds de pension, grandes entreprises ou familles privées). Et les incubateurs de masse conçus sur le même schéma, comme le projet Plug and Play du roi des médias Axel Springer, se sont multipliés à Berlin. La méthode industrielle n’est donc pas encore remise en question. Malgré des pertes qui, en 2015, se montaient à la moitié du chiffre d’affaires de 429 millions d’euros, Oliver Samwer a tenu à rassurer les investisseurs : « 2016 sera une bonne année, 2017 très bonne et 2018 exceptionnelle », a-t-il déclaré, promettant que, d’ici à l’an prochain, « trois au moins » de ses fleurons aujourd’hui dans le rouge « seront rentables ». Il est vrai aussi que Rocket disposerait d’une réserve de cash estimée à 1,5 milliard de dollars. L’avenir dira s’il s’agit d’une crise de croissance ou de modèle.