Décryptage d’un malaise français
Une vingtaine de maires ont interdit cet été le port du “maillot islamique” sur les plages. Comment est née cette polémique ? Que dit-elle des failles de notre société ?
LES FAITS
Tout a commencé par un arrêté pris en catimini, le 27 juillet, peu après l’attentat de Nice. A Cannes, voisine de la cité attaquée, le maire LR (Les Républicains) David Lisnard interdit le port du burkini sur les plages de sa ville. « Dans le contexte d’état d’urgence et des récents attentats islamistes, l’affichage de signes religieux ostentatoires est de nature à créer ou exacerber des tensions. » La population est à cran, et ce burkini mettrait donc le feu aux poudres… De fait, c’est l’arrêté qui le met : deux associations, le Collec- tif contre l’Islamophobie en France (CCIF) et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), portent plainte. Une vingtaine de communes prennent le même arrêté : Sisco, en Corse, Villeneuve-Loubet, Leucate, Cap-d’Ail et Nice, mais aussi Le Touquet, Oye-Plage, Calais… Des mairies essentiellement de droite, mais pas seulement. Même le Premier ministre, Manuel Valls, dénonce cet objet de discorde : « Le burkini n’est pas une mode, c’est la traduction d’un projet politique de contre-société », le signe extérieur d’un intégrisme assumé.
DEPUIS QUAND LE BURKINI POSE-T-IL PROBLÈME ?
La question de la compatibilité de l’islam avec le bain remonte à l’an 2000, bien avant l’invention du burkini. La ville de Lille est accusée d’avoir créé un créneau réservé aux femmes musulmanes. A l’attaque : Jean-François Copé, puis Nicolas Sarkozy. Martine Aubry a dû se justifier mille fois sur ce qu’elle appelle désormais une « fable », le créneau ayant, selon elle, été prévu pour les femmes en surpoids. Vérification faite, il s’agissait bien d’un créneau accordé à des musulmanes, sous la houlette d’une « maîtresse-nageuse ». « J’ai demandé à des femmes voilées qui avaient terminé leur stage d’alphabétisation si elles n’aimeraient pas avoir un loisir, se souvient Denise Cacheux, 84 ans, alors aux manettes. Elles m’ont répondu : “la piscine”, mais leur mari le leur interdisait. Je me suis faite leur porte-parole auprès de Pierre Mauroy [alors maire, NDLR], qui a accepté un créneau “femmes”, mais pas “musulmanes”. Ce sont surtout des femmes musulmanes qui sont venues, puis quelques autres femmes, en surpoids. Elles rigolaient ensemble et devenaient amies. » Face aux critiques, les créneaux ont fini par être supprimés.
La première véritable « affaire » burkini éclate à la piscine d’Emerainville (Seine-et-Marne), en 2009. La femme concernée s’appelle Carole, c’est une Française convertie. Elle se baigne une première fois sans souci, mais, à sa deuxième sortie piscine, le maître-nageur lui signifie qu’elle doit quitter le bassin. La jeune femme dépose une main courante. « Mon seul combat, c’est de pouvoir aller me baigner avec mes enfants. Ce n’est ni politique ni religieux », dit-elle, revêtue de son burkini noir et bleu, dans une vidéo qu’on peut retrouver sur YouTube. « C’était clairement une provocation, nous raconte un collègue du maître-nageur concerné. Il y avait déjà eu des problèmes avec elle quand elle était élève au collège. » Dans les années qui suivent, on ne trouve trace sur le Web que de quelques incidents. En 2013, à l’Aqualud du Touquet, « une dame se baignait en burkini, et des clients mécontents ont demandé à être remboursés, raconte Nicolas Piazza, le responsable. Comme nous ne faisons pas de politique, nous avons juste vérifié la matière du maillot. Il était en Lycra, nous l’avons donc accepté. Ici, certaines femmes fortes portent des combinaisons en Lycra au-dessus de leur maillot ; des gens sensibles au soleil mettent des boxers qui descendent aux genoux et des tee-shirts anti-UV. Comment faire ? ». En juillet 2015, un camping de Vendée est dénoncé par les sites d’extrême droite, qui publient la photo d’une femme habillée dans une piscine. Fin juin dernier, une autre femme veut plonger avec son burkini à la piscine d’Aurillac. « C’est son mari qui l’a amenée, peste Jacques Mézard, président de la communauté d’agglomération. C’est un homme d’origine tchétchène, en France depuis une dizaine d’années, qui s’est radicalisé. On lui a refusé l’entrée. Il parlait pour elle, il disait : “Ma femme a le droit”, “J’ai décidé”, etc., ce qui est très révélateur. Et il est allé porter plainte avec elle. » En août 2016, juste avant la polémique, le maire d’Arthez-de-Béarn (Pyrénées-Atlantiques), Philippe Garcia, qui avait laissé une femme en burkini profiter de la piscine municipale, se fend d’un message sur le site de la commune. « Nous avons reçu bon nombre d’appels téléphoniques malveillants et autres courriels incendiaires, déplore-t-il. Beaucoup de personnes ont pu croire que ma décision de laisser entrer cette dame en “burkini” était un signe de faiblesse ou de cautionnement : il n’en est rien, soyez-en sûrs ! »
LE BURKINI, PROBLÈME FRANÇAIS ?
A en croire la réaction des Américains et de nos voisins européens, oui. « La France a identifié une nouvelle menace pour sa sécurité : le burkini », tacle le « New York Times » en une. La BBC se gausse : « Les autorités devront réussir à distinguer les nageurs en burkini de ceux en combinaison de plongée. » Le « Chicago Tribune » se formalise : « Il est choquant que les femmes fassent l’objet d’une telle agression. » En Australie comme au Québec, apprend-on, des sauveteuses en mer portent des burkinis sans que quiconque trouve à y redire. Après le débat sur le voile et les jupes longues en classe, ce nouveau combat vestimentaire autour du burkini traduirait, selon eux, notre difficulté à faire une place à nos croyants musulmans (voir tribune p. 50).
QUE DIT LE DROIT ?
Le burkini n’est pas une burqa. Il ne cache pas le visage et ne tombe donc pas sous le coup de la loi de 2010 qui interdit d’être masqué dans l’espace public. La plupart des maires invoquent dans
leurs arrêtés, comme le maire de Cannes, le risque d’atteinte à l’ordre public. Ce sont des incidents à la plage qui ont ainsi amené le maire de Leucate, Michel Py (LR), à agir. « Une de mes amies avait regardé sans mauvaise intention deux femmes se baignant en burkini. Ces dames l’ont mal pris, l’ont rapporté à leurs maris, et la discussion qui a suivi a été houleuse, explique-t-il. Une autre connaissance a été prise à partie par une femme en burkini car elle se baignait seins nus. Ça aurait pu dégénérer. » Second argument des maires : la défense de la loi de 1905 et de la Constitution, qui définissent les contours de la laïcité. « Je veux préserver quelque chose de fondamental : l’espace laïque ! » clame le maire d’Oye-Plage, Olivier Majewicz (PS). La religion devrait donc rester dans le domaine du privé. « La laïcité signifie juste que l’Etat ne doit favoriser aucune religion dans l’espace public, et que ses agents ne peuvent pas manifester leur religion, décrypte Serge Slama, maître de conférences en droit public. Mais, mis à part l’exception de l’interdiction du voile à l’école par la loi de 2004, les usagers ne sont, eux, pas soumis à cette neutralité ! Une femme a parfaitement le droit de porter un signe dit “ostentatoire” sur une plage. Tel qu’il est rédigé, l’arrêté de Cannes interdit la plage au pape et aux moines bouddhistes. » Lundi 22 août, dans une décision très politique, le tribunal administratif de Nice a validé l’arrêté de Villeneuve-Loubet : « Les plages ne constituent pas un lieu adéquat pour exprimer de façon ostentatoire ses conceptions religieuses. Elles n’ont pas vocation à être érigées en lieu de culte. » Le Conseil d’Etat tranchera bientôt. A Cannes, une femme portant un simple hijab a été verbalisée par des policiers municipaux… Pour repousser le burkini hors des bassins, les piscines publiques, elles, se retranchent derrière les obligations d’hygiène, et le décret de 1991 qui a interdit les shorts. Mais, pour les parcs aquatiques, privés, chacun fait à sa guise. « Vetislam », un site de vente en ligne de vêtements musulmans, propose même une carte de France des lieux burkini friendly.
LE BURKINI, OPPRESSIF OU LIBÉRATEUR ?
« Le burkini, c’est juste un maillot de bain », clame sa créatrice, l’Australienne musulmane d’origine libanaise Aheda Zanetti (1). Non. Le burkini n’est pas neutre. Pour les uns, c’est un outil de modernité, en Lycra, destiné à des femmes musulmanes qui se baignaient habillées et risquaient la noyade. « Mes clientes qui ne se baignaient pas auparavant accèdent à une forme de liberté », affirme Baya Benatallah, une Française qui, en 2013, s’est lancée dans le commerce de « maillots de bain islamiques » sous la marque Ynes. Pour d’autres, c’est évidemment le signe d’une sinistre régression. Des jeunes femmes, autrefois adeptes du deux-pièces, adoptent aujourd’hui ce maillot intégral, au grand dam de leur propre famille (voir reportage p. 46). La libération de la femme, dans l’inconscient collectif français, passe par celle de son corps dévoilé. « Dans les années 1920, au moment de la grande transformation du maillot de bain, les curés dans leurs sermons disaient aux femmes de ne pas le porter », rappelle l’historienne Christine Bard (2). Alors que le bikini fête ses 70 ans, difficile pour beaucoup d’accepter que la calotte, la kippa ou la barbe dictent le vestiaire féminin. (1) Sur l’antenne d’Europe 1. (2) « Une histoire politique du pantalon », Seuil, 2010.