PERSÉCUTIONS ANTISÉMITES À L’EST
Au premier rang de ces ennemis de l’intérieur figuraient les communistes, les socialistes et les juifs. Pour maints champions de la contre-révolution, ces ennemis de l’intérieur avaient tendance à se fondre les uns dans les autres. Le fait que certains juifs jouent un rôle en vue dans les mouvements révolutionnaires – Léon Trotski parmi d’autres en Russie, Béla Kun en Hongrie, Victor Adler et Otto Bauer en Autriche, Kurt Eisner et Rosa Luxemburg en Allemagne, ainsi que plusieurs autres dirigeants de l’éphémère « République des conseils » de Munich en avril 1919 – confirmait les fantasmes nourris par un faux concocté avant la guerre par la police tsariste : « les Protocoles des Sages de Sion », qui colportaient l’idée d’un « complot juif mondial » visant à saper la culture, la morale et l’ordre politique de l’Europe. […]
Beaucoup de soldats avaient intégré la propagande antisémite que les puissances centrales et les Russes avaient propagée dans les tranchées à mesure que la défaite devenait plus probable. Les conditions chaotiques régnant en Europe centrale et orientale au lendemain de la guerre favorisèrent les violences antijuives. « Partout, ce n’est que haine pour les juifs », écrit un éminent sociologue russe en 1921. « Les gens les haïssent indépendamment de leur classe et de leur éducation, de leurs convictions politiques, de leur race ou de leur âge. » Selon lui, « la haine des juifs est un des traits les plus saillants de la vie russe aujourd’hui ; peut-être même le plus saillant ». La guerre civile déboucha sur une campagne contre les juifs qui trouva ses pires formes en Ukraine. Quelque 1300 pogroms y coûtèrent la vie à 50000 ou 60000 juifs. En Galicie orientale, les combats féroces opposant Ukrainiens et Polonais engendrèrent des violences antijuives dans plus d’une centaine d’agglomérations, dont Lvov, où 70 juifs furent tués dans un grand pogrom quand l’armée polonaise entra dans la ville en juillet 1919.
La Hongrie connut aussi un déchaînement de violences similaire après l’e ondrement de l’éphémère régime communiste de Béla Kun en août 1919. Rapportées par Ethel Snowden au cours de l’été 1919, les remarques d’une aristocrate hongroise – par ailleurs charmante et ra née – donnent une idée de la haine viscérale des juifs et de leur assimilation au bolchevisme : « Je tuerais chaque bolchevik que je trouverais sur mon chemin, et ils n’auraient pas une mort facile non plus. Je les rôtirais à petit feu. Pensez à ce que ces sales Juifs ont fait à quelques-uns de nos meilleurs hommes. Et mes vêtements et mes bijoux, tous disparus ! […] A cette minute même, une hideuse petite Juive enfile mes belles bottes blanches sur ses pieds a reux, j’en suis sûre. » A l’ouest du Danube, selon un rapport établi en 1932, plus de 3 000 juifs furent massacrés.
Même dans la nouvelle République tchécoslovaque, flambeau de la liberté démocratique naissante parmi les nouveaux Etats issus de la monarchie de Habsbourg, il y eut des pogroms ; des émeutes estudiantines forcèrent le recteur juif de l’université de Prague à démissionner en 1922. L’Allemagne et l’Autri-che ne connurent pas de pogroms, mais la violence de la rhétorique antisémite fit son oeuvre, empoisonnant l’atmosphère. Des juifs exerçant de hautes fonctions politiques furent assassinés, comme Kurt Eisner, ministreprésident de Bavière, en 1919, et Walther Rathenau, ministre des A aires étrangères du Reich, en 1922.