L'Obs

La déesse du carnage

BABYLONE, PAR YASMINA REZA, FLAMMARION, 300 P., 20 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Le chat, antipathiq­ue et méprisant, se prénomme Eduardo. Originaire de Vicence, il ne comprend que l’italien, déteste les enfants et se calme si on lui présente un pendule de quartz rose. Eduardo a des calculs rénaux, doit prendre six pilules par jour et des croquettes Urinary Stress. La nuit où Lydie, une chanteuse de cabaret reconverti­e dans la musicothér­apie new age et les massages tibétains, lui a donné un coup de pied, plus exactement de talon pointu, son compagnon, Jean-Lino Manoscrivi, l’a étranglée. Non, mais ! Pourtant, Lydie, qui militait ardemment contre le broyage des poussins vivants, avait le souci du bien-être animal. Fallait-il qu’elle soit énervée.

Quelques heures avant le drame, dans la bonne ville de Deuil-l’Alouette, leur voisine Elisabeth, qui est ingénieur brevets à Pasteur, avait donné une fête du printemps pour une vingtaine de copains, dont Lydie et Jean-Lino. La soirée s’était plutôt bien passée. On avait ri, bu, parlé de la gauche et mangé des tortillas. Rien ne laissait augurer qu’après la nouba viendrait un assassinat. Rien, sinon l’art, où excelle la dramaturge Yasmina Reza, main de fer sous une prose de velours, d’obombrer les réjouissan­ces, de dynamiter les convention­s, saccager les familles, déchirer les couples, lézarder les amitiés, ruiner les illusions et railler l’esprit de sérieux. On verra ainsi combien il est di cile de faire tenir, fûtce en chien de fusil, un cadavre dans une valise rouge. Une scène qui mêle la noirceur de Thomas Bernhard à la drôlerie du « Père Noël est une ordure ».

Pour son vrai premier roman, après la fresque chorale d’« Heureux les heureux », Yasmina Reza (photo) réussit à donner du suspense à ses obsessions, du champ à ses colères et de la nervosité à sa mélancolie. Car sous ses airs de polar déjanté et de comédie sociale sur la soixantain­e (les femmes essaient le traitement anti-âge de Gwyneth Paltrow et les hommes sont boudinés dans des Perfecto en cuir artificiel de chez Zara), « Babylone », dont le titre fait référence au psaume 137 où les juifs en exil pleurent leur Jérusalem, est un livre terrible et poignant sur le temps qui file, les regrets qui s’accumulent, le bonheur qui s’éloigne, la solitude qui gonfle, les obligation­s qui pèsent et le passé qui finit par devenir « crayeux comme le mur des oubliés ». Mais le théâtre lui ayant appris qu’il ne faut jamais, en public, exhiber son chagrin ni montrer ses angoisses, Yasmina Reza les a dissimulés dans ce brillant roman en noir et blanc, à la Robert Frank, où elle se demande pourquoi les mouches sont « connes », si les poulets ont une conscience et quand donc verra-t-on des ascenseurs qui se déplacent sans câble et horizontal­ement.

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