L'Obs

Le nouveau Déluge

Philippe Forest, qui vient de recevoir le Goncourt de la biographie pour « Aragon », signe une fable fantastiqu­e, hantée par la mort

- JACQUES DRILLON (1) Voir, entre autres titres, « l’Enfant éternel », Gallimard, 1997.

« Un jour, j’ai réalisé que le monde autour de moi, avec ceux qui y vivaient, était en train de disparaîtr­e sous mes yeux, et que personne, sinon moi, n’en voyait rien. » Voilà toute la trame de ce roman mystérieux, à double ou triple fond, dont l’énigme est énigmatiqu­ement déroulée, comme s’il s’adressait à un lecteur initié, qui saurait voyager dans les étages de caves, et faire la part des faits et des métaphores. Le narrateur, sans nom ni âge, revient « dans l’un des quartiers périphériq­ues de l’une des plus grandes et vieilles villes d’Europe » : tout est devenu gris, sale, déglingué, pareil. Les rares êtres vivants qui semblent avoir survécu ne sont que des ombres, des nombres, et sa solitude est absolue. Il rencontrer­a pourtant une femme, un homme, un chat. Qui, comme sa petite fille autrefois (1) et sa mère, disparaîtr­ont dans cette vallée de larmes, capable de noyer les plus violents incendies. Car le titre, « Crue », s’il qualifie la vérité nue, se confond avec le nouveau Déluge qui noiera la ville.

Les paragraphe­s se suivent, débutent par une phrase qui pourrait en être le titre : « On vit souvent, sans le savoir, en voisin de l’enfer » ou « Les changement­s furent prodigieux » ou encore « Le pur passage du temps se faisait visible comme rarement »… L’indécision délavée des événements est dite avec une précision maniaque. Rien n’est raccourci, rien n’est évité. Ainsi, l’on aurait écrit : « quelques fleurs qui dépérirent bien vite faute de soins », mais l’auteur précise : « […] faute des soins que j’aurais dû leur donner ». En sorte qu’aux commentair­es constants du narrateur, qui annonce ce qu’il va dire, prévoit, fait attendre, évoque et invoque l’avenir (« Il me fallait une histoire. Je ne savais pas exactement laquelle », « Comme je peux, je suis le fil, je le déroule, mais il se défait sans cesse »), s’ajoute la méticulosi­té du rapport scientifiq­ue, qu’il ne parvient pas à assécher tout à fait. Cela rappelle la technique de Mérimée, dont Thibaudet disait qu’il était « sans style, et sans absence de style », mais avec un but inverse : ici, la précision du trait tend à flouter l’image ! Admirable travail.

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