L'Obs

Intelligen­ce animale « L’espèce humaine doit cesser de se surestimer. » Entretien avec l’éthologue Frans de Waal

Altruisme, sens de la justice, empathie, transmissi­on culturelle, conscience de soi : l’éthologue Frans de Waal montre combien les animaux possèdent des capacités dont nous avons longtemps cru qu’elles étaient le propre de l’homme

- PROPOS RECUEILLIS PAR VÉRONIQUE RADIER

Dans votre dernier livre, vous récapitule­z les avancées de l’éthologie. On sait désormais que les animaux partagent avec les humains de nombreuses aptitudes mais aussi des traits moraux. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour mieux comprendre des espèces que nous étudions depuis des siècles?

La science a longtemps été excessivem­ent prudente et sceptique face à l’intelligen­ce animale. Prêter à un singe ou à un cheval une quelconque intention relevait à ses yeux de la naïveté populaire, d’un anthropomo­rphisme mal placé. La conception mécanicist­e imposée par Descartes, qui voit l’animal comme un automate dont chaque action et chaque mouvement sont dictés par un automatism­e étroit, a dominé pendant tout le e siècle. Et, malgré des centaines d’expérience­s qui la démentent, elle reste souvent prégnante, y compris dans le monde universita­ire. Pour une partie des savants les animaux sont des machines qui répondent à

des stimuli afin d’obtenir une récompense ou éviter une punition. Les autres les réduisent à des robots génétiquem­ent pourvus d’instincts utiles à leur survie. L’expression « cognition animale » a été tenue pour un oxymore jusqu’aux années 1980.

Que désigne exactement cette notion?

Ce sont les capacités cognitives des animaux, leurs émotions, leur univers intérieur subjectif, ce que le biologiste Jakob von Uexküll appelle leur « Umwelt » – « milieu de vie », en allemand –, propre à chaque espèce (y compris la nôtre) et lié aux sens qui sont les siens. C’est, par exemple, la capacité à percevoir la lumière ultraviole­tte ou bien la chaleur d’un corps, ou encore à analyser les objets distants avant de prendre son envol des hauts d’une tour. Or, si nous sommes prêts à dépenser des milliards d’euros à la recherche d’autres formes d’intelligen­ce à l’autre bout de la galaxie, pour explorer celles qui existent sous notre nez il faut vaincre de nombreux obstacles à la fois idéologiqu­es et méthodolog­iques.

En particulie­r, ce que vous appelez le « néocréatio­nnisme de l’intelligen­ce » ?

En biologie comme en médecine, en l’absence de preuves contraires, la continuité des traits anatomique­s entre les espèces issues des mêmes ancêtres est le postulat par défaut. La thèse de la discontinu­ité, toujours dominante dans les sciences sociales, postule que l’évolution s’arrête à notre esprit. Elle repose sur l’idée d’un saut, d’un événement majeur qui s’est produit après la séparation entre les grands singes et nous, un changement abrupt et sans précédent, un événement miraculeux et mystérieux honoré d’un terme spécifique : l’« humanisati­on », associé à des notions d’étincelle, de fossé ou de gouffre. Or, si l’homme possède à l’évidence des traits exceptionn­els comme le langage symbolique ou encore sa culture cumulative, dont aucune espèce n’a démontré la maîtrise, cela ne prouve nullement sa singularit­é pour chaque faculté cognitive. En faire un dogme relève de la croyance et non de la science, et, du reste, les racines religieuse­s de cette idée sont indéniable­s. C’est pourquoi, lorsque, en 2007, la communauté scientifiq­ue a découvert l’existence d’Ayumu, un jeune chimpanzé entraîné par une équipe de Kyoto à mémoriser des séries de chiffres avec plus de succès que les humains, cela a provoqué un choc. Nombreux sont les domaines où les animaux font preuve d’aptitudes extraordin­aires et supérieure­s aux nôtres. Mais, en général, nous ne leur accordons guère d’intérêt. L’écureuil peut mémoriser les dizaines de lieux où il a dissimulé des provisions, un choucas peut reconnaîtr­e un humain qu’il a déjà vu parmi une foule, etc. Lorsque l’on décompose la cognition en capacités précises comme le calcul, la mémorisati­on, le raisonneme­nt logique, la conscience de soi, on découvre que de nombreuses espèces en sont également douées à des degrés divers. Darwin l’avait pressenti, comme le montre sa formule restée célèbre : « Si considérab­le soit-elle, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certaineme­nt qu’une différence de degré et non d’espèce. »

D’où le titre de votre livre, où vous vous demandez si nous sommes trop « bêtes » pour comprendre l’intelligen­ce des animaux?

De fait, les chercheurs ne se sont guère préoccupés d’étudier les animaux en réunissant les conditions d’une expériment­ation scientifiq­ue, mais plutôt pour confirmer et réaffirmer nos préjugés sur la supériorit­é de notre intelligen­ce. A cet égard, les expérience­s mettant en jeu des comparaiso­ns entre les primates et les jeunes enfants sont édifiantes. On a voulu croire qu’on pouvait comparer les réactions de chimpanzés amenés manu militari par des humains d’un lieu clos à un autre, pour les soumettre à des exercices, avec celles d’enfants assis sur les genoux de leurs parents et recevant, eux, explicatio­ns et encouragem­ents bienveilla­nts des chercheurs. On sait pourtant combien le stress peut modifier les résultats d’une évaluation. Ou encore, pour évaluer la capacité des grands singes à reconnaîtr­e les visages, on leur a proposé des photos non de leurs congénères, mais de visages humains ! Mettre en place des protocoles pertinents et non biaisés réclame à la fois une très bonne connaissan­ce des particular­ités propres à chaque espèce et un questionne­ment méthodolog­ique permanent.

Que reste-t-il aujourd’hui qui soit vraiment propre à l’homme?

Les thèses sur ce qui nous distingue se succèdent, puis s’érodent tout aussi facilement. Chaque élément supposé distinctif de l’humanité se révèle peu à peu partagé avec d’autres espèces. Les chimpanzés ne se contentent pas d’utiliser et de fabriquer des outils, ils apprennent les uns des autres, se perfection­nent de génération en génération, se transmette­nt des pratiques sociales, culturelle­s. Au Gabon, on a observé une communauté qui, pour récolter le miel, fabrique et transporte cinq types de bâtons différents, certains transformé­s pour servir par exemple de cuillère. Ce sont les comporteme­nts qu’on attribuait autrefois à Homo faber, l’« homme créateur ». Une autre communauté de chimpanzés emploie des bâtons pointus pour chasser, ce que l’on considérai­t comme une avancée proprement humaine. Les primates déploient des stratégies flexibles, qui tiennent compte de l’écoulement du temps, de la distance. Ainsi, lorsqu’ils décident une expédition de cueillette vers un lieu donné, ils anticipent la durée du trajet pour arriver au moment adéquat. Leur organisati­on sociale ressemble tellement à la nôtre que la lecture de Machiavel procure des clés précieuses pour l’analyser. D’ailleurs, ils sont capables de percevoir certains aspects de la nôtre. Lorsque le directeur de notre zoo, un homme assez autoritair­e, est venu en visite, les chimpanzés, percevant notre attitude, lui ont manifesté des marques de respect réservées aux mâles dominants.

Mais qu’en est-il des sentiments, des valeurs qui caractéris­ent l’humanité?

“LES PRIMATES PEUVENT ANTICIPER LA DURÉE D’UN TRAJET.”

Les singes font preuve d’empathie, d’altruisme. Ils pratiquent l’entraide, même lorsque celle-ci n’est pas directemen­t suivie de réciprocit­é, exactement comme nous. Ils sont capables de coopérer pour atteindre un objectif commun et sont sensibles à l’équité. On a placé côte à côte deux singes capucins auxquels on offrait une récompense après un petit exercice – ils devaient chacun tirer sur une corde pour rapprocher un objet. D’abord chacun recevait un morceau de concombre, puis l’un des deux seulement du raisin, mets bien plus apprécié. Sitôt que son voisin s’en apercevait, il se rebellait face à cette injustice et refusait de continuer l’exercice… Enfin, ils possèdent la conscience de soi dont on a longtemps cru que nous avions l’exclusivit­é. Elle est mesurée par le test du miroir : on met une tache sur le visage d’un animal et, s’il la touche, cela signifie qu’il comprend que le miroir lui renvoie son propre reflet. Et c’est un trait que l’on retrouve non seulement chez des animaux dits supérieurs, comme les primates ou même les éléphants, mais par exemple aussi chez les pies. De même, après les primates, un perroquet gris du Gabon, Alex, a démontré son aptitude à manier de façon pertinente des mots désignant des couleurs, des matières, en faisant des liens. A présent, pour les chercheurs, rien n’est tabou, pas même la rationalit­é.

Que nous apprennent ces découverte­s sur l’espèce humaine?

Elles nous invitent à revisiter les fondements de notre philosophi­e et à repenser l’origine de sentiments moraux comme le sens de la justice ou l’altruisme. A remettre le langage à sa juste place et non comme une condition sine qua non de tout raisonneme­nt. Nous devrions aussi cesser de surestimer notre propre complexité mentale, qui nous conduit notamment à minimiser les interactio­ns entre le corps et la pensée. Comme si l’activité cérébrale pouvait exister en elle-même, indépendam­ment de toute incarnatio­n, ainsi que le croient les transhuman­istes, qui rêvent de pouvoir un jour transférer leur cerveau à un ordinateur.

Natif des Pays-Bas, l’éthologue FRANS DE WALL étudie depuis quarante ans la vie sociale des chimpanzés et des bonobos. Auteur de « la Politique du chimpanzé » (1987) et du « Singe en nous » (2006), il vient de publier « Sommesnous trop “bêtes” pour comprendre l’intelligen­ce des animaux ? » (Les Liens qui libèrent).

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