Le regard d’Abdennour Bidar
Pourquoi l’islam a-t-il pris cette place centrale dans nos débats publics ? S’il nous interroge et nous déstabilise autant, c’est peut-être qu’il est le meilleur révélateur de notre crise d’identité. Nous avons abdiqué la volonté de nous rassembler autour de valeurs, d’un sacré et de toute idée d’un bien commun, face à deux forces de dissolution que nous avons laissées tout emporter sur leur passage : d’abord le libéralisme économique, qui éparpille les individus en soldats de la compétition généralisée ; ensuite le libéralisme culturel, qui répète ad nauseam son mantra « tous différents », pour achever de disperser feu le corps social en une multiplicité éclatée d’individus, d’identités, de tribus et de communautés. Et bien entendu l’intellectualité dominante a pris sa part de ce travail de destruction : depuis des décennies, aussitôt qu’un malheureux ose parler de « valeurs universelles », ou simplement à l’échelle française, de « valeurs partageables », toute une doxa savante se ligue aussitôt contre lui pour le traiter de « fasciste », d’« impérialiste », de « néocolonialiste » ou plus charitablement d’« idéaliste ». Voilà quelques éléments de contexte qui permettent de comprendre un peu mieux le trouble profond où nous jette l’islam. En effet celui-ci ose installer au beau milieu de nos sociétés éparpillées exactement ce à quoi elles ont renoncé ! Car il vient faire exister ici, parmi nous, cette chose devenue étrange et étrangère qu’on appelle une communauté de foi religieuse et qui est comme l’appendice français d’une communauté transnationale – la oumma – rassemblée autour de ce bien sacré qu’est le Coran… Certes, cette communion universelle est à bien des égards une Idée platonicienne (ou plus trivialement une vue de l’esprit), la civilisation islamique étant traversée par de prodigieuses lignes de fracture. Mais le plus curieux est que cette civilisation souffre d’une pathologie qui est l’inverse de la nôtre : tandis que, en Occident, le commun et le sacré se sont dilués jusqu’à perdre toute consistance, dans la culture musulmane ils se sont figés en traditionalismes et néo-conservatismes religieux… mélangés sans cohérence avec le modernisme. De là le contraste saisissant, ici même en France, entre le renoncement général à faire corps autour d’un bien commun et, du côté de nombreux musulmans, le renoncement à renoncer à faire corps autour de la religion ! D’un côté, l’incapacité à se rassembler, de l’autre, une difficulté à se rassembler au-delà des frontières de la communauté traditionnelle. D’un côté, un « nous » perdu, de l’autre un « nous » obtus. Encore faudrait-il pour que les musulmans se sentent intégrés à la société que celle-ci ne soit plus aussi désintégrée – qu’elle retrouve enfin le courage et l’inspiration nécessaires pour exister collectivement comme nation, au lieu de rester captive de cette pulsion de mort qui l’anéantit lentement mais sûrement en succursale anonyme du capitalisme mondial ou en petit chef-lieu de province d’une Europe abstraite. Nous sommes aujourd’hui devant un choix de volonté : soit disparaître face aux forces centrifuges qui ont entrepris de disperser le monde humain aux quatre vents de l’inhumain, soit recommencer à nous battre pour redonner à nos valeurs humanistes (liberté, égalité, fraternité) la réalité concrète et la puissance d’unification que ce processus de dissolution leur a fait perdre.
Abdennour Bidar préside Fraternité générale !, une association qui organise des actions partout en France jusqu’au 10 novembre.
“LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE EN SUCCURSALE DU CAPITALISME MONDIAL”