La vraie légende des siècles
Notre ami François Reynaert vient de publier chez Fayard “la Grande Histoire du monde”, fresque qui s’étale sur cinq mille ans et cinq continents. Nous lui avons demandé de décrypter quelques faits d’actualité
LA CHINE, PAYS DU CENTRE
« Le président philippin se rend à Pékin pour annoncer qu’il rompt avec les Etats-Unis » ; « En 2018, un constructeur automobile chinois se lancera à l’assaut du marché européen » ; « Pour muscler leur équipe, les Chinois se paient à prix d’or une légende du foot italien ». Grandes ou petites, toutes les nouvelles vont dans le même sens. La volonté de la Chine de redevenir la principale puissance mondiale est l’événement capital de notre siècle. La plupart des Occidentaux ne l’ont pas vu venir. Pour les Chinois, c’est une évidence. Tous savent que leur pays, grâce au thé, à la soie, aux porcelaines qui assuraient sa prospérité sur le marché mondial, a été la première puissance économique de la planète jusqu’à la fin du xviiie siècle. Ce n’est qu’au xixe siècle qu’elle a été mise à terre par les Occidentaux: les Britanniques d’abord, qui sont allés jusqu’à lui faire la guerre pour la contraindre à acheter l’opium produit en Inde, puis tous les autres – Français, Allemands, puis Américains – qui lui ont imposé des traités commerciaux iniques pour déverser leur camelote sur son marché intérieur (les « traités inégaux »), et se sont installés dans ses villes où ils faisaient la loi dans leurs quartiers (les « concessions »). Dans l’esprit des Chinois, ce maudit xixe n’a donc été qu’une parenthèse sinistre mais courte. Il a fallu en passer par les épreuves du xxe siècle – la révolution qui a mis fin à l’empire (1911), la guerre civile, l’occupation japonaise, Mao – pour remonter la pente, mais désormais la parenthèse se referme. Leur pays, que l’Occident appelle Chine, peut redevenir ce qu’indique son nom en mandarin, Zongghuo, le « pays du centre » – l’« empire du Milieu », disait-on en français –, c’est-à-dire celui autour duquel tournent les autres, ces petits royaumes barbares dont nous faisons partie.
LE MONDE SELON TRUMP
Depuis l’après-guerre, il est entendu que les Etats-Unis sont les gendarmes du monde. Le messianisme des Américains, cette idée que Dieu leur a donné pour mission de répandre sur la planète leur système de valeurs et de pensée, remonte à loin. Au xixe siècle, la grande affaire du jeune pays est d’étendre son territoire au sein du sous-continent nord-américain. Dans les années 1840 se pose la question d’annexer le Texas, au risque d’une guerre avec le Mexique, auquel le territoire appartenait. Oui, il faut risquer la guerre, écrit un journaliste dans un texte resté célèbre, car « c’est notre destinée manifeste de nous étendre sur un continent qui nous a été donné par la Providence ». A partir de la fin du xixe siècle, cette vocation s’étend à la politique étrangère. Quand les Etats-Unis
interviennent dans le monde, de l’établissement de leur protectorat de fait sur Cuba et les Philippines (1898) à la croisade de Bush en Irak (2003) en passant par les deux guerres mondiales, c’est toujours au nom du Bien, du Droit, des principes. Seulement, il existe un courant absolument opposé qui, depuis la naissance même du pays, défend l’idée contraire. Pour celui-ci, les Etats-Unis n’ont aucun rôle à jouer dans le monde, ils ne doivent penser qu’à leur propre prospérité. C’est l’« isolationnisme ». Il domine par exemple dans les années 1919-1920, quand le Congrès refuse de signer le traité de Versailles et d’entrer dans la SDN, qui avait pourtant été inventée par Wilson, leur président. Aujourd’hui, Trump – si toutefois on arrive à suivre sa pensée fort peu cohérente – semble s’inscrire dans ce courant. Et une grande partie de l’électorat, échaudée par les désastres des dernières interventions extérieures, pourrait être tentée par le repli. Aucun ennemi déclaré de l’impérialisme américain ne devrait s’en réjouir trop vite. Si le retrait des EtatsUnis passe par une montée en puissance de ses rivaux, comme la Chine, ou la Russie de Poutine, on finira par les regretter.
MISÈRE ET SPLENDEUR DE BAGDAD
Aujourd’hui, l’offensive sur Mossoul, le martyre d’Alep. Pour les Européens, l’Irak ou la Syrie, c’est « la poudrière », cet écheveau explosif de courants et de peuples auxquels on ne comprend rien – les chiites, les sunnites, les Kurdes, les Alaouites, les djihadistes, etc. Dans la mémoire collective arabe, la région éveille tout autre chose, la nostalgie de la splendeur. Au temps des immenses conquêtes arabes qui suivent la mort de Mahomet, les premiers califes (c’est-à-dire les successeurs du Prophète), les Omeyyades, s’installent à Damas (661-750). Les Abbassides, la dynastie qui leur succède, font construire une ville nouvelle en Mésopotamie, près de l’ancienne capitale perse: Bagdad. En 800, elle est une des plus grandes et belles villes du monde, et ses califes règnent sur un empire qui va des Pyrénées aux frontières de l’Inde et de la Chine. C’est le temps de la prospérité économique, de l’efflorescence des sciences, des arts, de la philosophie, un âge d’or qui fait de la civilisation arabo-musulmane une des plus importantes de la planète. Pendant des siècles, les Arabes – et plus généralement les musulmans – vont ainsi vivre sur l’idée de cette supériorité, mais au xixe la puissance de l’Occident et la colonisation apportent un cinglant démenti à cette vision des choses. D’une certaine manière, toute l’histoire du monde arabo-musulman depuis s’explique par la volonté de laver cette humiliation et de retrouver la grandeur passée. Comment? Faut-il être modernisateur, imiter l’Occident ? C’est ce que pensaient au xixe Méhémet Ali, le vice-roi d’Egypte, ou au xxe Nasser, le père du nationalisme arabe. D’autres, à l’inverse, pensent que la solution passe par le retour à la religion musulmane: c’est l’islamisme. Le salafisme djihadiste des membres de Daech est la pointe extrême de ce courant : pour eux, il faut carrément en revenir à la toute première période de l’islam, celle des « ancêtres » (salaf, en arabe) c’est-à-dire des compagnons de Mahomet, qui, à La Mecque et Médine, au début du viie siècle, vivaient dans un monde qu’ils croient parfait. Pour contrer ce délire qui n’a aucun sens historique, on peut, là aussi, leur opposer Bagdad. Si les Abbassides ont réussi à en faire une capitale du monde, c’est qu’ils pratiquaient l’inverse de ce que prônent les fondamentalistes : l’étude de tous les savoirs, d’où qu’ils viennent, la capacité à discuter, à interpréter la religion et non à la figer.