Sociologie Et Bourdieu inventa le capital culturel. Publication de ses cours donnés au Collège de France
Pour “l’Obs”, Eric Fassin a lu les cours donnés par le sociologue au Collège de France dans les années 1980, qui viennent de paraître. Où l’on voit comment sa notion clé de “capital culturel” est aussi le reflet d’une époque où la culture classique compta
Au début des années 1980, c’est la lecture de Bourdieu qui m’a « converti » à la sociologie – comme tant d’autres avant moi, ou après. Certains disciples lui sont restés fidèles : les « bourdieusiens ». D’autres ont renié l’autorité « bourdivine » du maître. D’autres encore ( je suis de ceux-là) ont tracé leur chemin sur des voies di érentes, sans oublier qu’ils lui devaient l’essentiel : le métier de sociologue. Pourtant, Bourdieu lui-même nous met en garde contre une telle illusion : au lieu d’expliquer l’Histoire par un individu, « le moins faux, c’est de dire : “le sujet, c’est le champ”, c’est-à-dire que c’est l’ensemble des agents qui sont responsables ». Il n’empêche : la sociologie aussi passe par des noms propres; elle n’échappe pas au totémisme.
Pierre Bourdieu, élu professeur au Collège de France en 1981, est mort en 2002. Il venait de transformer sa dernière année de cours en un livre testament consacré au paradoxe de la sociologie, science sociale qui, pour être sociale, n’en est pas moins scientifique. Depuis quatre ans, les Editions du Seuil ont entrepris de publier ses autres cours. Trois volumes avaient déjà été édités : « Sur l’Etat » en 2012, « Manet. Une révolution symbolique » en 2013, et en 2015 la première partie d’un « Cours de sociologie générale » qui a occupé les cinq premières années de son enseignement. La seconde partie qui l’achève paraît ce mois-ci (en attendant un volume sur le champ économique). Parcourant les années 1984-1986, elle est centrée sur le concept de « capital ».
A chaque champ son genre de capital, nous dit Bourdieu. Sociologue de l’éducation, il avait démontré que la reproduction sociale, qui contredit notre idéologie méritocratique, passe non seulement par le « capital économique », mais aussi par ce qu’il a baptisé « capital culturel ». Depuis, l’expression est entrée dans notre vocabulaire commun. Lecteur de Marx, Bourdieu se démarque d’une vulgate qui réduit la hiérarchie sociale à une seule dimension, économique : les « héritiers » sont les enfants, non seulement des patrons, mais aussi des universitaires. Mais s’il dessine un espace social à deux dimensions, il leur reconnaît une valeur inégale : les professions libérales ont certes les moyens d’aller à l’Opéra; mais, parmi les dominants, le capital culturel constitue un pôle dominé.
Le sociologue dresse ici une présentation systématique de l’appareil conceptuel qui organise son travail. Ce cours de sociologie générale se révèle donc une introduction (de près de 2000 pages!) à la sociologie… de Bourdieu. C’est la volonté pédagogique qui domine. Il s’agit d’enseigner, voire de faire école en transmettant, plus qu’une méthodologie, une manière de regarder le monde dans sa complexité. Le lecteur appréciera une parole directe, plus accessible que dans ses autres livres; ils entendront une voix qui dit sans cesse la di culté laborieuse et la discipline douloureuse : la sociologie est un sport de combat, mais surtout d’endurance.
Au Collège de France, Bourdieu s’emploie à légitimer la sociologie. D’où le grand nombre de références philosophiques, de Platon à Quine. Mais ce que Marx faisait à Hegel, Bourdieu l’impose à la philosophie tout entière. Celle-ci marche sur la tête ; il est temps de lui remettre les pieds sur le sol de la société. Autrement dit, il faut « penser de façon distinguée des choses vulgaires ». Par exemple, le sociologue cite volontiers Pascal, auquel il consacrera en 1997 des « Méditations pascaliennes », pour analyser la « montre » ou « l’appareil », ces jeux de l’apparat et de l’apparence qui font la comédie sociale, bref, la « frime ». Inversement, Bourdieu revendique de penser vulgairement des choses distinguées, comme dans sa critique décapante du goût cultivé, à propos de la « Critique du jugement » de Kant, ou quand il fait redescendre sur terre l’ontologie heideggérienne.
Au grand dam de ses adversaires, la sociologie de Bourdieu est devenue, pour beaucoup, la sociologie. Il permet de dépasser une opposition classique : d’un côté, l’objectivisme d’un Durkheim, qui appelle à « traiter les faits sociaux comme des choses » ; de l’autre, le subjectivisme d’un Go man, pour qui le monde ne serait qu’un théâtre : reconstituer le jeu des représentations se substituerait à la reconstruction d’une réalité objective. Or, pour Bourdieu, les représentations sont partie intégrante de la réalité ; il faut donc renoncer à opposer celle-ci à celles-là. Imposer une représentation du monde est l’enjeu politique par excellence. C’est toute l’importance du symbolique, dont témoigne le caractère performatif du langage : les mots sont des actes, à condition d’être proférés par des agents en position d’autorité.
DE DROITE ?
Mais, s’il faut lire ces cours, ce n’est pas seulement pour relire Bourdieu. C’est aussi pour mesurer l’écart qui nous sépare des années 1980. Un exemple frappant, quand le sociologue se défend contre une lecture malveillante qu’on pourrait lui objecter : « l’analyse que vient de faire Bourdieu est de droite »! On attendrait le contraire aujourd’hui : avec « la Misère du monde » et les grèves de 1995, Bourdieu est devenu
l’intellectuel emblématique de la « gauche de gauche ». Mais, en 1984, il est aussi attaqué sur sa gauche. La même année paraît « l’Empire du sociologue », une charge contre Bourdieu menée par Jacques Rancière et le collectif Révoltes logiques, qui dénonce « cet étrange scepticisme militant, ce savoir désenchanté, sinon désarmé, de la reproduction des dominés et de la distinction des dominants ».
Trente ans plus tard, on intente un tout autre procès à la sociologie : elle est accusée d’excuser. Hier, le sociologue était taxé de cynisme ; aujourd’hui, d’angélisme. Nous ne vivons plus dans le même monde. Comme Althusser ou Foucault, nonobstant leurs divergences, Bourdieu s’inscrivait dans un espace de la pensée critique. Il s’agissait alors d’opérer une « rupture » avec le « sens commun » : la pensée du soupçon était une pratique de dévoilement. Or, de nos jours, tout ou presque est sur la table, tant politiquement que socialement. Que peut-on encore démasquer, quand la brutalité des rapports de pouvoir est sans fard ? Comment poursuivre cette entreprise critique, maintenant que la violence symbolique laisse place à la domination crue et nue ?
Commençons par repenser le « capital culturel ». L’importance qu’on lui attache varie beaucoup d’un pays à l’autre, mais aussi d’une époque à la suivante. Au début des années 1980, les Etats-Unis de Reagan pouvaient déjà servir de contre-exemple à la société française cultivée qu’analyse Bourdieu. Depuis, en France comme ailleurs, le capital culturel a subi une dévaluation sévère. Il su t pour s’en convaincre de comparer nos présidents passés et actuels, de De Gaulle à Sarkozy, de Mitterrand à Hollande. Aussi le séminaire que consacre Bourdieu, avec une ironie mordante, au « hit-parade des intellectuels français » établi en avril 1981 par le magazine « Lire » suscite-t-il aujourd’hui la nostalgie plutôt que le rire. Certes, on peut se gausser avec lui de ceux qui ont établi ce classement, ces faiseurs de réputation intellectuelle… plus réputés qu’intellectuels. Mais, après tout, ils classaient Lévi-Strauss premier, suivi d’Aron et Foucault. Ces « faiseurs » ne se trompaient pas beaucoup.
Cette hiérarchie de respectabilité intellectuelle n’a plus cours et, par charité, on laissera le lecteur imaginer les noms qui sortiraient d’un tel palmarès en 2016. Lequel ne serait sans doute plus très vendeur. Alain Finkielkraut n’a donc pas (tout à fait) tort lorsqu’il déplore la « défaite de la pensée ». A une nuance près, mais elle est de taille : son déni de l’économie l’amène à chercher les causes du déclin de la culture uniquement dans la culture. La haine de la sociologie l’empêche d’appréhender les causes dont il pleure les e ets. Ainsi, durant les études, l’accumulation de capital scolaire résulte moins d’une imprégnation familiale que d’un calcul de plus en plus délibéré : lycée ou prépa, filière, options ou langues… La stratégie consciente remplace du capital culturel inconscient. Celui-ci n’est plus qu’un goût parmi d’autres.
C’est pourquoi il convient de penser, non plus deux, mais une pluralité de capitaux, qui sont autant d’investissements. C’est la notion, d’abord formulée par l’économiste Gary Becker, de « capital humain ». Le prolétaire n’avait que sa force de travail ; le sujet néolibéral a des capitaux, ou plutôt, il est son propre capital. Capital « éducatif », ou « matrimonial », certes, mais aussi « corporel » (santé ou esthétique), « psychique » (a ectif ou spirituel), etc. : le néolibéralisme nous conduit à valoriser méthodiquement nos capitaux sous toutes leurs espèces. Et n’est-ce pas en termes de « capital racial » qu’il faudrait aborder la question raciale, remarquablement absente de l’oeuvre de Bourdieu, malgré ses débuts dans l’Algérie de la guerre d’indépendance, et en dépit de la sociologie de l’immigration (et de l’émigration) que développe à ses côtés Abdelmalek Sayad? On pourrait ainsi revisiter « la Distinction » pour découvrir que, même dans la France qui se croit républicaine, goûts et dégoûts organisent une hiérarchie de classe, mais aussi une ségrégation de race.
Non, le capital culturel n’est plus ce qu’il était. Mais ce n’est pas contre Bourdieu qu’on pourra reprendre le flambeau de la pensée critique, aujourd’hui menacé de s’éteindre. C’est avec Bourdieu, et non sans lui, qu’on peut penser au-delà de son héritage.