Littérature « Quand j’étais Robin des Bois », par Russell Banks
Dans un de ses romans majeurs, écrit dans les ANNÉES 1980 et qui vient d’être retraduit en français, l’écrivain américain raconte la TRAGÉDIE des MIGRANTS et, avec trente ans d’avance, le MALHEUR en HAÏTI. Entretien
Avec sa femme, poète de profession, Russell Banks aime se promener en Nouvelle-Angleterre, dans les jardins des grands écrivains qui ont fondé la littérature américaine : Hawthorne, Melville, Whitman, Dickinson et quelques autres. Ils ont même pris l’habitude de couper en cachette un rameau de lilas et de le replanter chez eux. Aujourd’hui, les branches sont devenues des arbustes, et Russell Banks aime à sentir, au printemps, ce même parfum dont Walt Whitman ou Emily Dickinson pouvaient s’émerveiller en leur temps. Enfant du New Hampshire, l’écrivain partage sa vie entre la Floride et la Nouvelle-Angleterre, où il travaille dans une cabane qui servait autrefois à fabriquer du sirop d’érable. Dans « Continents à la dérive », il raconte le parcours chaotique de deux hommes que rien ne prédisposait à se rencontrer : Bob Dubois, un plombier du New Hampshire qui, faute de pouvoir joindre les deux bouts, décide de tout plaquer pour la Floride, et Vanise Dorsinville, qui fuit Haïti à la suite d’une tornade et tente d’entrer illégalement aux Etats-Unis. Le livre, écrit au début des années 1980, n’a rien perdu de sa consternante actualité.
Vous avez écrit « Continents à la dérive » il y a plus de trente ans. Rien n’a changé depuis?
Non, c’est assez triste au fond. Au début des années 1980, j’avais sûrement pressenti que certains phénomènes, dont on ne connaissait que les premières manifestations, allaient s’intensifier d’une manière dramatique. Il y avait le réveil religieux, la globalisation, les problèmes écologiques et le réchauffement climatique, les prémices de la crise financière. Tout était là, en germe. Et le roman a, d’une manière assez miraculeuse, saisi à cet instant tout ce qui allait nous poser des problèmes par la suite. Au début des années 1980, on pouvait sans doute percevoir un désenchantement aux EtatsUnis, mais sans rien de comparable au désastre moral que nous connaissons aujourd’hui, et qui n’est pas seulement américain mais mondial.
En somme, tout était prévisible?
Oui, mais nous n’avons rien fait pour nous y préparer. Et rien non plus pour l’empêcher. En ce qui me concerne, j’étais loin, quand j’ai commencé à écrire ce roman, de me soucier de l’avenir du monde. Je vivais dans le New Hampshire, et je préparais un autre livre pour lequel j’avais besoin de documentation. Je passais donc pas mal de temps à la bibliothèque. Un jour, je me souviens d’avoir vu, parmi toutes les unes des journaux qu’on pouvait y trouver, celle du « New York Times ». C’était en 1982. Il y avait une photo de cadavres de réfugiés haïtiens, échoués sur la plage à Miami. Un passeur américain, qui convoyait clandestinement ces migrants aux Etats-Unis, avait été repéré par un navire des gardescôtes, et avait forcé les réfugiés, qui étaient pauvres et n’avaient jamais appris à nager, à se jeter à l’eau. Ils s’étaient tous noyés. Pour moi, cette image symbolisait le désespoir des réfugiés, prêts à confier leur vie à un type dont ils savaient qu’il allait probablement les escroquer ou pis, et aussi l’espoir énorme qu’ils plaçaient dans l’Amérique, une terre qui représentait tout à leurs yeux. Quand j’ai eu l’idée de croiser cette histoire avec
celle d’un Américain qui, lui aussi, était au bout du rouleau, je me suis dit que j’avais peut-être un livre.
“FIDEL CASTRO N’AVAIT PLUS BESOIN DE MOI” Votre héros, Bob Dubois, décide de tout plaquer, comme vous l’avez vousmême fait quand vous étiez jeune…
Oui, c’est une histoire typiquement américaine. Quand j’avais 18 ans, j’étais un gamin inadapté. C’était en 1958. J’ai décidé de tout plaquer. Je suis parti avec l’idée romantique de rejoindre Fidel Castro à Cuba pour l’aider à combattre Batista. Je venais d’un milieu oppressant à tous les égards. Du reste, l’Amérique dans les années 1950 était elle-même étouffante, à la fois moralement et sexuellement. Donc j’ai foutu le camp, mais, le temps que j’arrive à Miami, la révolution cubaine avait pris fin et j’ai découvert que Castro n’avait plus besoin de moi. Quarante-sept ans après, je me suis trouvé face à Fidel et je lui ai raconté cette histoire. Ça l’a fait rire. Il m’a dit : « Vous avez eu de la chance de ne pas arriver jusqu’ici. » Il avait raison, j’aurais probablement fini en prison.
Vous avez toujours été très engagé à gauche. Cette folle escapade vers Cuba participait-elle d’un engagement politique conscient?
Quand on est jeune, on ne comprend pas grand-chose à la politique. En général, plutôt qu’une vraie réflexion politique, on a une vision romantique de soi-même en sauveur du prolétariat. Je pensais que j’étais Robin des Bois. J’étais d’ailleurs récidiviste. Quand j’avais 16 ans, j’avais quitté mon école avec un copain et on avait volé une voiture tous les deux avec l’idée de partir en Californie, en rêvant peut-être aux voyages de Jack Kerouac. C’est presque un réflexe chez les jeunes Américains, ça remonte à Melville et Mark Twain. Ça remonte même plus loin encore, à l’idée que la vraie vie est au coeur des terres sauvages, et non à l’intérieur des villes.
Avez-vous rencontré Kerouac?
Oui, mais tardivement. C’était en 1967, peu avant sa mort. Un soir, j’ai reçu un coup de fil d’un ami qui tenait un bar non loin de chez moi. Il m’a dit que Kerouac était avec quelques amis, et qu’il cherchait un endroit pour faire la fête. J’ai répondu qu’ils pouvaient venir à la maison. C’est ainsi que Kerouac a débarqué avec une quarantaine de personnes qu’il avait invitées dans la foulée. Il était très beau, très charismatique. J’ai compris à quel point il avait dû être attirant quand il était jeune. Sauf que l’alcool avait sérieusement entamé son apparence physique. Sa mémoire, en revanche, était intacte. Il pouvait réciter pendant vingt minutes des poèmes entiers de William Blake ou des passages des Upanishad, ces textes fondateurs de l’hindouisme. Mais, en un instant, il pouvait se transformer et devenir haineux, tenir des propos racistes ou antisémites, comme un véritable alcoolique. C’était d’autant plus troublant pour moi que Kerouac avait été, quand j’étais jeune, une source d’inspiration essentielle. Il représentait cette liberté à la fois formelle et sexuelle à laquelle un gosse comme moi, issu du milieu ouvrier de la Nouvelle-Angleterre, ne pouvait qu’aspirer.
Etiez-vous un grand lecteur quand vous étiez jeune?
Oui, certainement. Je vivais dans les livres. Je me servais de leurs intrigues pour remplir ma vie qui aurait été vide, sinon. Et aussi pour partager avec mes héros des ambitions et des combats qui me faisaient me croire plus grand et fort que je ne l’étais sans doute. Le premier écrivain auquel je me suis vraiment identifié a été Whitman. Je me reconnaissais dans ce poète qui n’avait pas eu une enfance très heureuse mais qui avait su s’élever et accomplir une oeuvre de haute portée morale. En tout cas, la lecture a donné une direction à ma vie, même si, à l’époque, c’était plutôt dans le sens de la révolte.
“MA VIE A ÉTÉ CHANGÉE PAR LA LITTÉRATURE” A la fin du livre, vous écrivez : « Va, mon livre, et continue à détruire le monde tel qu’il est. » C’est presque un slogan révolutionnaire…
Oui mais pas dans le sens où beaucoup de gens l’entendent. Il ne s’agit pas de renverser un gouvernement. J’ai toujours pensé que la littérature peut, et doit, changer la vie. Ma vie a été changée par la littérature. Lire un livre ne va pas modifier le monde dans son ensemble, mais ça peut susciter un déclic dans l’esprit de quelqu’un, un lecteur anonyme qui est peut-être seul chez lui et qui lit silencieusement. En vérité, cette phrase veut dire : si par ce livre j’ai réussi à modifier la manière dont une personne réfléchit au monde qui l’entoure, j’aurai gagné mon pari.
Vous avez bien connu Maya Angelou et d’autres ténors du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis?
Je connaissais Maya Angelou, mais j’étais surtout proche d’une amie à elle, Louise Meriwether. Maya était une performer. Elle était très charismatique. Le vendredi après-midi, à Harlem, on se retrouvait tous autour de quelques bouteilles de whisky. Chacun apportait de quoi manger, il y avait de la musique du tonnerre, et on discutait jusqu’à plus soif. J’étais probablement l’un des seuls Blancs au milieu de toutes ces femmes afro-américaines d’un certain âge, qui savaient faire la fête comme personne d’autre au monde. Elles avaient, de plus, un point de vue unique sur la politique autant que sur les affaires privées. Je garde un souvenir impérissable de ces après-midi. Toni Morrison était là aussi, et nous sommes par la suite devenus très amis. Je n’ai jamais rencontré l’équivalent dans la société blanche. Il y avait quelque chose de formidablement chaleureux, et ce qu’il y avait de très beau, c’est que tout le monde se sentait toujours le bienvenu. Sans parler de leurs talents de danseuses.
La littérature afro-américaine n’a jamais été aussi bien représentée aux Etats-Unis…
C’est vrai, et cela vient de ces pionnières que j’ai connues. Même si je n’aime pas beaucoup les ghettos : on parle de littérature afro-américaine, ou de littérature américaine hispanique. C’est ridicule. Moi je préfère qu’on parle de littérature américaine. Et j’irai même plus loin. Pour moi, il n’y a qu’une seule catégorie : la littérature.
Vous avez beaucoup écrit pour le cinéma. Mais beaucoup de projets sont tombés à l’eau…
« Continents à la dérive » a longtemps été un projet de film. C’est le réalisateur haïtien Raoul Peck qui devait le faire. Pendant des années, nous avons cherché les financements mais ça n’a pas abouti. J’aime bien écrire des scénarios mais, franchement, si vous pouvez consacrer le temps que vous allez y passer à écrire plutôt un livre, n’hésitez pas une seconde !