Passé/présent De Ninive à Mossoul libérée ?
La libération de la deuxième ville d’Irak est en cours. Mais la partie s’annonce compliquée car la cité assyrienne, encore sous l’emprise de Daech, a traversé trois mille ans d’une histoire pour le moins agitée…
Une devinette. Citez un lieu qui réunit le tombeau d’un prophète biblique, une toile célèbre de Delacroix, le nom d’une étoffe fort prisée de la haute couture et les angoisses d’actualité de la moitié des états-majors du monde. Vous séchez ? La réponse est pourtant dans les journaux tous les jours : Mossoul. Rares sont les Occidentaux qui en ont conscience. Il est peu d’endroits sur la planète qui réunissent un tel concentré d’histoire.
Pour tâcher de la brosser sommairement, il faut se projeter trois millénaires en arrière, pour se retrouver dans cette même ville, qui porte son premier nom : Ninive. Nous sommes alors vers la fin de la civilisation mésopotamienne – du grec meso potamos, entre les deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate – aux alentours des xe-viiie siècles avant notre ère, à l’apogée de la domination assyrienne. Comme leur nom l’indique, les Assyriens viennent d’Assur (également au nord de l’Irak actuel), mais ont établi leur capitale dans cette riche cité de la rive droite du Tigre. Grâce à leur redoutable cavalerie – une nouveauté – ils réussissent à étendre leur empire jusqu’à l’Egypte, vassalisant au passage le petit royaume de Juda, où vivent les Hébreux. Ce qui explique pourquoi l’endroit est si souvent cité dans la Bible, et rarement en bien : le prophète Jonas luimême n’est-il pas chargé par Dieu d’aller annoncer à la méchante ville son imminente destruction ? Le malheureux finit par y mourir lui-même. Jusqu’au plastiquage de l’édifice par Daech, on trouvait à Mossoul son tombeau, sous la mosquée qui porte son nom arabe, Yunus.
Le plus grand, et le dernier, des empereurs assyriens est Assurbanipal (règne de 669 à 626 av. J.-C.). On sait au moins de lui qu’il était fort cultivé : son palais ninivite contient plus de 20 000 tablettes. Les Grecs, qui détestent les Orientaux, le campent bien plus tard en despote lascif et efféminé. C’est ainsi que, sous son nom hellénisé de Sardanapale, le malheureux arrive jusqu’à notre époque romantique,
qui n’aime rien tant que les décadents enturbannés : d’où une pièce de Byron, et une fameuse toile de Delacroix (« la Mort de Sardanapale », 1827).
Laissons passer une paire de nouveaux maîtres qui enterrent peu à peu la glorieuse Mésopotamie antique – invasion par les Perses de Cyrus le Grand (539 av. J.-C.) ; conquêtes par Alexandre le Grand (331 av. J.-C.), puis par les Parthes, puis les Romains et de nouveau d’autres Perses. Nous voilà vers les ive-ve siècles de notre ère, quand le christianisme, devenu religion officielle de Rome, parfait son dogme lors de grands conciles où l’on discute des graves questions du moment : Marie est-elle mère de Dieu ou mère du Christ (concile d’Ephèse, 431) ? Le Christ est-il seulement dieu, ou homme et dieu à la fois (Chalcédoine, 451) ? Chaque fois, après de violentes disputes, les minoritaires claquent la porte et constituent leurs propres Eglises, qui forment la mosaïque de ce que l’on nomme « les chrétiens d’Orient ». La plupart de celles sur lesquelles viennent de s’acharner les fanatiques du « califat » sont issues de cette histoire, tout en étant liées à la précédente : la plupart des chrétiens d’Irak se font appeler « Assyriens » et disent leur liturgie en syriaque, fils de l’araméen, la grande langue sémitique de l’Antiquité.
viie siècle. Nouvelle rupture. Les conquêtes arabes. Ninive prend son nom arabe d’Al-Mawsil, Mossoul. Elle est fort bien placée sur les routes commerciales et doit sa prospérité à l’industrie d’un tissu précieux que l’on vend jusqu’en Occident : la mousseline. Epargnons au lecteur les nouveaux soubresauts d’une histoire compliquée – déclin du califat abbasside, petits Etats turcs et autres invasions mongoles – et sautons directement au xvie siècle, quand la région est conquise par Soliman le Magnifique, sultan ottoman. Mossoul, Bagdad et Bassorah deviennent alors de calmes chefs-lieux de province. La mosaïque ethnico-religieuse n’y est pas simple : aux juifs et aux chrétiens se sont ajoutées évidemment les deux branches de l’islam, les sunnites et les chiites, auxquels il faut adjoindre les Kurdes, peuple musulman mais non arabe. Comme Rome avant lui, l’Empire ottoman sait, pendant des siècles, gérer la diversité. Avec son déclin, au xixe siècle, les crispations se font sentir. Avec son effondrement, elles explosent.
Pariant sur la défaite des Turcs, dès 1916, Français et Anglais s’étaient partagé leurs provinces arabes : ce sont les fameux accords Sykes-Picot. Selon ceux-ci, Mossoul revenait aux Français. A la fin de la guerre, les soldats anglais y sont présents et les chancelleries s’arrangent : elle va aux Anglais. Après Bagdad et Bassorah, elle devient le troisième morceau d’un pays que le Foreign Office crée de toutes pièces : l’Irak. Il a consisté à mettre ensemble quelques puits de pétrole et des tas de gens qui n’avaient guère plus envie de vivre ensemble, des Arabes, des Kurdes, des chrétiens, des juifs, des chiites et des sunnites, pour en faire un royaume qu’on donnerait en cadeau à leur ex-allié, un type venu d’ailleurs, Fayçal, fils du chérif de La Mecque et ami de Lawrence d’Arabie. Quelques diplomates supputaient déjà que c’était risqué.