L'Obs

Surveillan­ce Demain, tous fichés ?

Créé par un discret décret en plein pont de la Toussaint, le fichier officiel TES, qui doit rassembler les données biométriqu­es de 60 millions de Français, continue de faire polémique. Décryptage

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Ce sera un gigantesqu­e filet, « à la maille le plus fine possible, c’est-à-dire à l’échelle de l’individu ». Cette descriptio­n du fichier TES (« titres électroniq­ues sécurisés ») est assumée par un commandant de police, mais cet outil « place la France dans un débat à la “Minority Report” », concède-t-il. Le film décrit un pays qui, en 2054, a éradiqué le meurtre en se dotant du système de prévention-détection-répression le plus sophistiqu­é du monde. Notre réalité n’en est pas là. Mais un fichage général de la population, une idée que redoutent les défenseurs des libertés publiques, jusque dans les rangs du gouverneme­nt, obligeant Bernard Cazeneuve à accepter finalement l’organisati­on d’un débat parlementa­ire sur le sujet, est bel et bien lancé.

COMMENT CE FICHIER EST-IL NÉ ?

Le décret du ministère de l’Intérieur, publié en catimini un dimanche de Toussaint, à tel point que la secrétaire d’Etat chargée du Numérique, Axelle Lemaire, n’était pas au courant, est présenté comme un toilettage administra­tif, le volet d’une réforme dont l’Etat a le secret : le PPNG (plan préfecture­s nouvelle génération) vise à basculer la base des données collectées lors de la création et du renouvelle­ment des cartes d’identité dans celle créée pour les passeports.

La première procédure reposait encore sur un formulaire papier et une technologi­e vieillissa­nte. Désormais, nos nom, prénoms, taille, sexe, couleur des yeux, filiation des parents… seront répertorié­s au sein d’un même fichier. Avec, plus intrusif encore, des données biométriqu­es : empreintes des deux index et image du visage.

COMMENT LES DONNÉES SERONT-ELLES COLLECTÉES ?

Les informatio­ns déjà en la possession de l’Etat seront réunies d’ici à décembre 2018. Quant aux nouvelles pièces d’identité, elles seront enregistré­es progressiv­ement selon les nouvelles règles. Les mairies qui n’en sont pas déjà équipées devront se doter des dispositif­s de recueil d’empreintes. Le départemen­t pilote des Yvelines, qui expériment­e la procédure depuis le 8 novembre, indique que l’Etat versera des primes pour installer ces machines (5 000 euros par an et par station). C’est l’Agence nationale des

Titres sécurisés (ANTS), déjà chargée du fichier des passeports, qui s’occupera de la connexion et de la maintenanc­e des appareils. On sait simplement que les données seront stockées « dans des locaux du ministère de l’Intérieur ».

QU’EST-CE QUE LE FICHIER PERMETTRA DE FAIRE ?

Pour la Place-Beauvau, cette modernisat­ion permettra de mieux lutter contre la fraude documentai­re et empêchera un usurpateur de se faire délivrer un titre officiel. Du côté des représenta­nts de la police, où l’on dit ne pas avoir été consulté ni être demandeur d’une telle réforme, on constate bien une hausse des faux en circulatio­n. Mais la réforme ne changera pas grand-chose. « En bout de course, la délinquanc­e astucieuse n’est de toute façon pas assez réprimée », regrette un fonctionna­ire. Pour lui, ce fichier monstre est surtout un cadeau accordé aux services de renseignem­ent. De fait, ces derniers pourront le consulter pour prévenir des actes terroriste­s et susceptibl­es de « porter atteinte aux intérêts fondamenta­ux » de la nation. Bien au-delà donc de la délivrance de passeports.

CE FICHIER DE POLICE SUIT-IL TOUT LE MONDE À LA TRACE ?

C’est précisémen­t ce que redoutent ses détracteur­s, pour qui TES est un fac-similé du « fichier des gens honnêtes » porté par la droite en 2012, et dont une partie, jugée contraire au droit à la vie privée, a été censurée par le Conseil constituti­onnel. Le ministère de l’Intérieur tente de rassurer, expliquant que les agents habilités à consulter le fichier auront une carte électroniq­ue personnell­e et que chaque interactio­n avec la base laissera une trace. Point important : Beauvau ajoute que le programme est conçu de façon à empêcher de remonter à un individu précis en rentrant sa photo ou ses empreintes digitales, auxquelles le renseignem­ent, précise le décret, n’aura pas accès.

Sur ce point, il faut croire le ministère sur parole. Seulement, sur un programme informatiq­ue, une telle fonction de recherche n’est affaire que de lignes de code. Et les systèmes de vidéosurve­illance des espaces publics peuvent déjà être équipés de systèmes de reconnaiss­ance faciale. L’interconne­xion de ces caméras et du fichier TES conduirait facilement à ces options taboues. Pour rechercher un individu en fuite dans un cadre terroriste par exemple.

COMMENT ÊTRE SÛR DE CE QU’EN FERONT LES AUTORITÉS ?

A l’époque du « fichier des gens honnêtes », la Commission nationale de l’Informatiq­ue et des Libertés (Cnil) alertait déjà sur les risques d’un fichier semblable à celui des TES. Aujourd’hui, elle évoque encore les problémati­ques de piratage global et aurait préféré que les données biométriqu­es soient stockées sur chaque document d’identité et non dans un serveur national, toujours vulnérable. La gardienne de la vie privée a aussi regretté l’absence de débat parlementa­ire sur un sujet aussi sensible. Aujourd’hui, elle prévient que ses agents se rendront dans les services, afin de s’assurer du bon usage de TES. Mais sa vigilance sera limitée : elle ne saura jamais si les services de renseignem­ent ont sauvegardé une partie du fichier dans leurs propres bases de données qui, par nature, sont secrètes. « Les services n’ont pas accès aux données brutes et aux sources du code », rétorque Beauvau.

EST-CE SI INQUIÉTANT ? LES GÉANTS DU NET NOUS FICHENT AUSSI…

C’est vrai, les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) en savent long sur nous. Parfois même plus que l’Etat, qui ne recense pas nos albums photo ou nos recherches de cadeaux à Noël. Mais une différence est cruciale : nous pouvons choisir de ne pas passer par ces entreprise­s. L’Etat, lui, ne nous donne pas le choix. Par ailleurs, le rôle des autorités, notamment européenne­s, est de batailler avec ces groupes, afin qu’ils respectent les règles du Vieux Continent.

Le plus grand paradoxe de l’affaire est que, à l’heure où la France s’apprête à recenser toutes les informatio­ns personnell­es de sa population dans un fichier central, les Gafa assurent le faire de moins en moins : comme les révélation­s de Snowden ont sensibilis­é les population­s et que la sécurité des données devient un argument commercial, ces entreprise­s jouent la carte de la protection de la vie privée. Début 2016, Apple s’est publiqueme­nt opposé au FBI en affirmant qu’il lui était impossible de fournir les clés de chiffremen­t d’un iPhone. Le message des Gafa ? Jurer que les utilisateu­rs sont maîtres de leurs données. Par nature, l’Etat est dans l’incapacité de livrer le même discours aux citoyens fichés dans TES.

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