Le point de vue de Nicolas Colin
La Révolution industrielle s’est amorcée à la fin du xviiie siècle dans la région de Manchester, où Richard Arkwright avait mis au point et exploitait les premières machines à filer. Grâce à cette innovation de rupture et à son déploiement à grande échelle, la Grande-Bretagne est devenue l’économie la plus prospère du monde, dominant non seulement la révolution industrielle mais également la révolution technologique suivante, celle de la machine à vapeur et des chemins de fer. Une part importante de ce succès historique est due aux institutions plus démocratiques de la société britannique de l’époque, qui permettaient plus facilement à de multiples individus, entrepreneurs ou investisseurs, de s’emparer des nouveaux domaines issus du progrès technologique.
A la même époque, l’Europe continentale a commencé à prendre du retard par rapport à la Grande-Bretagne. Il y avait à cela des raisons conjoncturelles, comme les guerres napoléoniennes. Mais l’essentiel de ce retard continental tenait à des raisons institutionnelles. Dans des pays comme la France ou l’Espagne, la couronne s’était longtemps arrogé le monopole du commerce maritime, empêchant l’émergence d’une classe de marchands et de financiers capable de saisir l’opportunité de l’industrialisation. Au fond, les élites aristocratiques de ces pays moins démocratiques et plus corporatistes avaient tout à perdre à l’industrialisation : elles ont donc mobilisé leur pouvoir et leur influence pour la retarder au maximum, empêchant le développement de l’économie nationale.
La Grande-Bretagne elle-même, à la fin du xixe siècle, a raté un autre tournant technologique – non parce qu’elle était faible, mais parce qu’elle était trop puissante. Sa domination sans partage de la finance et du commerce maritime avait fini par endormir ses élites et par les détourner des nouvelles opportunités. Une troisième révolution technologique, celle de l’acier et de l’électricité, a donc été dominée par d’autres : les Etats-Unis et l’Allemagne. La GrandeBretagne n’a jamais retrouvé la position de leadership qui était la sienne pendant les décennies qui ont suivi la Révolution industrielle. Les plus récentes révolutions technologiques, celle de l’automobile et de la production de masse, puis celle de l’informatique personnelle et des réseaux, ont toutes deux été dominées par les Etats-Unis.
La France, de son côté, n’a jamais été le foyer d’une révolution technologique. Heureusement, ses institutions, devenues plus démocratiques à partir de 1870, lui ont permis de prendre les trains en marche et, plusieurs fois dans l’histoire, de rattraper les pays partis les premiers. Elle a prospéré à la Belle Epoque, âge d’or de l’économie de l’acier et de l’électricité. Elle a surtout accompli un impressionnant processus de rattrapage industriel dans l’économie fordiste du xxe siècle, en imitant les Etats-Unis et en faisant grandir ses champions nationaux dans l’économie en croissance de la reconstruction et des Trente Glorieuses. L’histoire économique du xxe siècle est donc rassurante : il n’est pas forcément nécessaire d’être le foyer d’une révolution technologique pour y faire prospérer son économie nationale.
Une autre lecture, toutefois, inspire plus de pessimisme. Et si la France, loin d’avoir orchestré son rattrapage économique, avait simplement bénéficié d’une heureuse coïncidence historique ? Après tout, notre pays est entré dans le xxe siècle fort d’une longue tradition centralisatrice et bureaucratique, héritée à la fois de l’Ancien Régime et de la Révolution, puis renforcée par Napoléon – qui a mis à niveau notre administration et notre système juridique et a fondé nos grandes écoles d’ingénieurs. Ces particularités nationales se sont révélées des actifs extraordinaires dans le contexte de l’économie fordiste du xxe siècle. Nous avons réussi mieux que d’autres à déployer des services publics performants à très grande échelle. Notre administration s’est montrée plus capable que celle de pays comparables, comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis. Nos grandes entreprises ont rattrapé leurs concurrents étrangers et conquis des positions dominantes à l’échelle globale.
Malheureusement, dans l’économie numérique d’aujourd’hui, cette coïncidence n’existe plus. La prime ne va plus aux systèmes centralisés, bureaucratiques et planificateurs, mais au contraire aux institutions qui encouragent la mobilité permanente, l’entrepreneuriat et l’émergence de nouveaux modèles. Les Etats-Unis, notamment pendant les deux mandats de Barack Obama, ont pris une avance considérable : ils nous montrent l’exemple d’un pays en train d’apprendre à se développer dans l’économie numérique. Saurons-nous remettre en cause notre héritage historique et nous réinventer pour prendre à nouveau le train en marche ? Ou bien resterons-nous prisonniers d’institutions devenues inopérantes, cultivant le souvenir de notre puissance passée au lieu d’investir dans notre prospérité future ?