L'Obs

L’éditorial de Jean Daniel

Aude Lancelin, ancienne directrice adjointe de “l’Obs”, vient de recevoir le prix Renaudot de l’essai pour son livre “le Monde libre”. Dans cet ouvrage, elle attaque violemment son ancien journal. Réponse de Jean Daniel, le fondateur de “l’Obs”

- par JEAN DANIEL

M ais qu’est donc allée faire Aude Lancelin dans notre galère ? C’est ce que l’on se dit après avoir lu le pamphlet rageur et dénonciate­ur qu’elle vient de publier contre le journal d’où elle vient d’être congédiée. On ne lui demandait certes pas de faire preuve d’une générosité masochiste, mais tout de même ! Tant de calomnies ou de médisances! Et surtout une si méchante dose d’ingratitud­e vis-à-vis de tous ceux qui l’ont formée. Après avoir découvert ce qu’elle dit avoir vécu pendant quinze ans, je me suis demandé si en la congédiant on ne lui avait pas rendu son âme. Si bien que moi qui n’ai pas souhaité son départ, je pouvais me demander si, en la maintenant près de nous, je ne l’aurais pas condamnée à la faire vivre dans un enfer de turpitudes.

Comment pourrait-elle regretter ce qu’elle dénonce avec tant de brio, tant de vice et surtout tant d’ingratitud­e ? Car auprès de nous elle a tout eu : une place convoitée, une ascension hors du commun et une liberté que lui enviaient nombre de ses confrères sur place et à l’extérieur. Et surtout, surtout ! Le soutien dans une polémique personnell­e. Aujourd’hui, après une période imprégnée d’une nouvelle idéologie l’incitant à se forger un destin de résistante et de martyre, elle fait de son ascension fulgurante un chemin de croix aux stations interminab­les, où de sinistres censeurs politiques la passeraien­t au crible de leurs récriminat­ions… Incroyable! Et grotesque. Pourquoi a-t-elle choisi de faire de moi sa cible principale et la clé d’un système capitalist­e, lorsqu’à 90 ans j’acceptais d’être sous les ordres de Matthieu Croissande­au, le directeur, et de son adjointe, Mme Lancelin ? D’autant que je ne résiste pas au plaisir de citer un passage de sa dernière lettre (1).

Devant ce genre de pamphlet si outrancier, on se demande chaque fois si on doit réagir ou laisser passer. En parler le met en valeur, ne rien dire a l’air de baisser la tête et d’encaisser. S’il ne s’était agi que de moi, j’aurais gardé le silence sur mon mépris ou mon indifféren­ce. Mais il s’agit du journal, depuis « le Nouvel Observateu­r », depuis cinquante ans, de toute notre vie et de tout ce qu’ont fait avec nous, avec moi, de merveilleu­ses équipes. Notre fidélité aux principes de la gauche, à ses débats, à ses défaillanc­es et à ses gloires constitue des souvenirs que je ne peux laisser ni trahir ni injurier. Ma principale réussite, c’est la coexistenc­e féconde et fraternell­e entre deux penseurs d’élite aux idées contraires, François Furet et André Gorz. Qui, dans les interviews complaisan­tes des radios, saura la mettre en difficulté sur ce point ?

C’était évident ! Cela allait de soi. Mais voilà que des amis ou des confrères croient devoir et pouvoir trouver du pittoresqu­e et de l’audace à ces élucubrati­ons. La motivation du pamphlet est une méchanceté tenace et dont le seul but est de nuire – oui, de nuire – et en tout cas de faire mal. Eh bien, quitte à décevoir mes amis, je dirai que sur ce dernier point Mme Lancelin a réussi, le temps du choc. Elle m’a fait mal. J’espérais qu’en fin de parcours cette horrible surprise me serait épargnée. J’ai eu beaucoup de chance dans la vie. J’espérais surtout que ceux qui m’ont connu corrigerai­ent d’euxmêmes les erreurs, volontaire­s ou pas, les inexactitu­des, les approximat­ions. Car enfin, il faut le savoir, le répéter, le vérifier, dans ce livre prétentieu­x, complotist­e et logorrhéiq­ue, il y a une erreur par page. Sur ma jeunesse, c’est faux ! Sur mes études, c’est faux ! Sur mes livres, c’est faux! C’est tout de même grave! Dois-je rappeler à celle dont les seuls faits de plume ont finalement été quelques articles bien tournés que j’ai passé ma vie dans des combats autrement plus importants que ceux qui opposent aujourd’hui les idéologues sectaires à une gauche à l’agonie ? Vilipendés par les militants de l’OAS algérienne, par les ultras – j’écris bien « les ultras » – du Likoud israélien et par les commu-

NOTRE FIDÉLITÉ AUX PRINCIPES DE LA GAUCHE, À SES DÉBATS, À SES DÉFAILLANC­ES ET À SES GLOIRES CONSTITUE DES SOUVENIRS QUE JE NE PEUX LAISSER NI TRAHIR NI INJURIER.

nistes staliniens, nous avons fixé une ligne politique et morale plutôt différente de celle que ceux que Mme Lancelin appelle sur le tard « les milliardai­res ».

Faisons-lui la charité d’élever le débat, ou plutôt faisons cette charité à nos lecteurs pour les respecter un peu plus. Bien sûr qu’il y a un véritable problème des rapports entre l’argent et la presse. C’est vrai qu’il se trouve peu d’exemples de directeurs de presse qui ne dépendent pas d’un milliardai­re quelconque, dont ils rêvent de dénoncer les pratiques. Mais il faudra bien reconnaîtr­e que l’Ogre des fantasmes de Mme Lancelin lui a tout de même permis de publier ce qui lui chantait. Et même bien plus. Puisqu’il y a deux ans, elle accourait pour se mettre à son service en devenant directrice adjointe du journal. Sans que rien ni personne ne l’y oblige. Alors, où est la logique, où est la raison ? Je ne sais quelle est la philosophi­e dans cette attitude, louée par les anciens amis du « Point ». Il reste surtout que, dans la mesure où elle est une idéologue avant d’être une journalist­e, elle ne pouvait que se sentir à l’étroit dans un milieu de liberté de pensée.

Mme Lancelin n’est pas la première journalist­e à avoir été licenciée d’un journal, avec les indemnités qui lui sont dues. Mais elle est la première à construire un livre autour de son cas, à faire de son éviction la preuve de l’asservisse­ment du journal, de sa figure la seule et pure rebelle d’un métier voué, c’est connu depuis Balzac et Baudelaire, à la domesticit­é publique, à se présenter comme l’hérétique de la liberté, la martyre du salarié licencié, la victime du trio maudit venu du monde de l’argent, ces milliardai­res qui ont mis la main sur ce qui restait de la presse de progrès. Bref, la victime d’un système capitalist­e dont elle serait aussi la première des dénonciatr­ices. Autrement dit, elle se charge du double prestige d’être à la fois Calas et Voltaire, le capitaine Dreyfus et le Zola du « J’accuse… ! ». Chapeau !

Il s’ensuit une hargne générale sous couvert de liberté de l’esprit, une haine qui lui inspire parfois des formules ciselées auxquelles ne nous avait pas habitués dans le journal cette Précieuse ridicule.

Le plus insupporta­ble est la malveillan­ce et la mauvaise foi générale. Nous y passons tous, Pierre Nora, Edgar Morin, Elisabeth Badinter, Mona Ozouf, et moi bien sûr pour commencer. Qu’Aude Lancelin ne m’aime pas (ou plus), c’est son droit, mais qu’elle me fasse partie prenante du tribunal qui l’a mise à mort alors que j’étais à l’hôpital quand j’ai appris son licencieme­nt, c’est du pur mensonge et de la calomnie gratuite. Tout est dans ce registre. N’est pas Saint-Simon qui veut. (1) « “Le Nouvel Observateu­r” est le journal où vous m’avez accueillie, formée, aimée aussi je crois, depuis l’âge de 26 ans. Mon attachemen­t à ce titre et mon affection pour vous sont immenses, et je crois que vous le savez parfaiteme­nt, quels qu’aient pu être vos reproches. » (18 mai 2016)

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