Les effacés de la globalisation
Trump, Brexit, FN… Ces mouvements marquent avant tout l’échec de politiques inspirées par la mondialisation libérale. Qui saura proposer une vraie alternative?
avec la poussée du FN français, la victoire du Brexit ou maintenant celle de Trump a surgi un nouveau personnage : « l’ouvrier blanc laissé pour compte de la mondialisation ». Il n’a pas de diplômes, son emploi est précaire, il est en colère. Incarnation facile du peuple, cette silhouette commode coïncide, comme la clé dans la serrure, avec le mot de « populisme » accolé aux mouvements qui bousculent cette année les démocraties occidentales.
La réalité, bien sûr, est plus complexe. Ainsi, contrairement à une idée reçue, le revenu moyen des électeurs de Trump est supérieur à la moyenne américaine, et le candidat a fait de bons scores dans certaines régions peu frappées par le chômage. Dans les motivations des électeurs de Trump et des autres mouvements populistes se mêlent des considérations réactionnaires sociales, mais aussi culturelles.
Mais ce qui est aussi certain, c’est que ces mouvements aux slogans parallèles, « America is back » (L’Amérique est de retour), « Let’s take back control » (Reprenons le contrôle) ou « La France aux Français », progressent parce qu’ils « mordent » sur un électorat déstabilisé par les mutations économiques. Trump n’a pas seulement gagné parce qu’il a su garder l’électorat républicain traditionnel, mais parce qu’il a fait un carton dans la Rust Belt (l’ancienne ceinture industrielle du Nord-Est des EtatsUnis), reprenant le Wisconsin et la Pennsylvanie aux démocrates. De même, le vote sur le Brexit a mis au jour les fractures sociales de la société britannique avec des succès importants dans les villes ouvrières et les arrière-pays paupérisés. En France, le vote FN est particulièrement fort chez « tous ceux qui risquent de basculer dans une forme ou une autre de précarité », selon le démographe Hervé Le Bras, qui se méfie de l’étiquette trop simple de « vote ouvrier ».
Tous ces mouvements réussissent à séduire des électeurs non diplômés vivant en dehors des grandes métropoles. Des citoyens qui rejettent l’ouverture des frontières et vivent très mal la montée des inégalités. Trump, qui a bien compris ce lien, promettait à la fin de sa campagne un « Brexit plus-plus-plus ».
Comme le constate l’économiste Thomas Porcher, professeur à la Paris School of Business, « ce que montrent ces mouvements, c’est que la mondialisation heureuse qu’on a vendue dans les années 1990, et qui devait profiter à tous grâce à la baisse des prix des biens de consommation, ne marche pas. Pour un certain nombre de gens, qui souffrent de la mise en concurrence avec le travail des pays du Sud, les inconvénients l’emportent. Et il n’est pas étonnant que ces mouvements prospèrent chez ceux qui étaient présentés comme les bons élèves du libéralisme : Royaume-Uni, Etats-Unis, Hongrie… »
Dans sa version 2016, le populisme est l’enfant de l’aventure « néolibérale » engagée il y a un quart de siècle, après un autre tremblement de terre politique angloaméricain, l’élection de Margaret Thatcher puis de Ronald Reagan. Avec la fin de la menace communiste (qui était repoussée par les élites grâce à des avancées sociales régulières), une nouvelle idéologie a pu prospérer. Il s’agissait de pousser plus loin la liberté du marché : déréglementation, privatisations, libre-échange, libération des mouvements de capitaux, « réformes » des services publics, assouplissement des marchés du travail, indépendance des banques centrales, rémunérations débridées dans la finance...
Les grandes institutions financières internationales ont épousé avec ferveur ce nouveau credo, rebaptisé « consensus de Washington », siège du FMI, de la Banque mondiale, et capitale des EtatsUnis. Les peuples ont été invités à s’adapter : d’abord à la globalisation puis à la révolution numérique. La gauche s’est alignée sur ces discours libéraux. « Protectionnisme » était un gros mot. Ceux qui, parmi les intellectuels ou les politiques, se cabraient contre les excès de ces réformes sortaient du « cercle de la raison », pour reprendre une expression d’Alain Minc, alors gardien français du nouveau dogme. Ces réformes entraînaient-elles des inégalités? Pas grave, répondait-on, puisque le sort de tous, riches comme pauvres, allait s’élever.
Or il ne s’est pas élevé pour tous, loin de là. Et s’est développé un conflit d’intérêts de plus en plus visible entre les travailleurs qualifiés, bénéficiaires de la mondialisation, et les travailleurs non qualifiés, mis en concurrence avec ceux des pays à bas coût du travail. Ces derniers ont vu leur monde s’effondrer, avec les délocalisations, les pressions sur leurs salaires, les pertes d’emplois… Une « France périphérique », pour reprendre l’expression du géographe Christophe Guilluy (voir son interview, p. 74-75), est apparue : celle des victimes de la mondialisation, repoussées en dehors des grandes villes par la hausse des prix de l’immobilier. Aux Etats-Unis, la croissance s’est accrochée à quelques villes de la côte Est et de la côte Ouest, laissant le reste du territoire dans un long marasme. La carte de la victoire de Trump, flaque de rouge républicain entre deux bornes bleues démocrates, est éloquente. Pendant la campagne, les démocrates avaient beau vanter la baisse du taux de chômage sous les 5%, ce chiffre ne pouvait masquer, dans l’Amérique profonde, une situation économique détériorée depuis des années, avec sa désindustrialisation, ses salaires stagnants, ses doubles boulots, ses « chômeurs de l’ombre »
sortis des statistiques. Ainsi, malgré la baisse du taux de chômage, le nombre d’Américains ayant recours aux bons alimentaires (Snap) a continué de croître (voir graphique). « Aux Etats-Unis et en Europe, ces populations sont prises en tenailles : elles sont victimes de la mondialisation mais elles sont aussi frappées de plein fouet par les coupes dans les dépenses publiques et sociales. Comment s’étonner qu’une partie se tourne vers des discours extrêmes? » commente Thomas Porcher.
La prise de conscience que le modèle ne fonctionne plus est assez récente. A partir des années 2000, certains grands experts, comme Joseph Stiglitz, économiste en chef de la Banque mondiale entre 1997 et 2000, ont rompu les rangs du « consensus de Washington ». En 2003, un tandem de chercheurs français, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, a exposé de façon incontestable la montée vertigineuse des inégalités aux Etats-Unis. « Avant, la gauche soulevait le débat, mais la droite ignorait le problème, accusant ses adversaires de vouloir réveiller la lutte des classes », témoigne Angus Deaton, Nobel d’Economie (voir « l’Obs » du 22 septembre 2016, p. 38).
Puis la crise financière de 2008, avec ses conséquences dévastatrices, a exposé crûment la violence du système : d’un côté, certains peuples perdaient un tiers de leur pouvoir d’achat, de l’autre, on organisait le sauvetage à coups de milliards des banques fautives (« trop grosses pour tomber ») et de leurs dirigeants. Enfin, c’est au sein même du temple qu’est venue la remise en question du dogme pâlissant : dans un article titré « Le néolibéralisme est-il survendu ? », trois économistes du FMI ont prôné plus de régulation et de redistribution (1).
Qui peut promettre aujourd’hui de remettre la finance au pas et bâtir plus de solidarité avant qu’il ne soit trop tard? Les partis américains sont prisonniers d’un financement pervers, qui donne énormément de pouvoir aux grands groupes industriels et financiers. Sur le Vieux Continent, les anciens partis sont largement discrédités, et l’Union européenne est engluée dans une crise inextricable.
Une kyrielle de nouveaux mouvements, souvent d’une gauche plus radicale que celle du « cercle de la raison », ont éclos sur les décombres de la crise de 2008 : les « indignés », Occupy, Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Bernie Sanders… Ce qu’ils proposent n’a rien de révolutionnaire, comme le constate dans une récente interview à « l’Obs » (20 octobre) l’économiste Thomas Piketty : « Renoncer à la mise en concurrence généralisée des territoires ou des pays n’est pas une position extrême. Suggérer de se débarrasser des dettes du passé pour construire la croissance non plus : c’est ainsi que s’est construite l’Europe dans les années 1950. »
Mais aucune de ces « pousses » n’a été encouragée. Pire : en Grèce, Syriza s’est immédiatement heurté au mur de la fameuse troïka (FMI, BCE, Commission européenne), héritière du consensus de Washington. « La réponse proposée par ces mouvements [de gauche] n’est pas parfaite, prédisait l’économiste, mais si on ne s’appuie pas sur elle, c’est la réponse “trumpienne” ou lepéniste qui risque de prendre la place. »
Visiblement, pour séduire, les partis xénophobes ont plus de succès. Ils parviennent à attirer des millions d’électeurs, d’« invisibles » qui en ont assez qu’on parle d’eux comme d’« assistés » ou de « lamentables » (dixit Hillary Clinton), assez qu’on leur conseille de « créer leur entreprise » ou « devenir milliardaires » et qui, par les fenêtres de leurs cars Macron, regardent passer des TGV devenus hors de prix.
(1) « Neoliberalism : Oversold ? », par Jonathan D.Ostry, Prakash Loungani et Davide Furceri, dans « Finance & Development », juin 2016, vol. 53, no 2.