Décodeur Art et mode : les liaisons dangereuses
Le prestigieux Hugo Boss Prize, qui récompense des artistes contemporains avant-gardistes, fête ses vingt ans. Une occasion de se pencher sur le rapport, parfois ambigu, qu’entretiennent art et mode
E lle n’en revient toujours pas. La veille, l’artiste d’origine coréenne Anicka Yi, installée à New York depuis deux décennies, a remporté le Hugo Boss Prize. Ce prix, décerné tous les deux ans, récompense des artistes contemporains en leur offrant un chèque de 100 000 dollars et une exposition au Guggenheim. Attablée au café du musée, lovée dans un pull Gucci rose, la jeune femme, connue pour son travail conceptuel sur les odeurs, la notion du périssable et les bactéries, a pratiquement perdu sa voix, tant elle a célébré sa victoire. « Je n’ai pas encore eu le temps de réaliser ce qui m’arrive. Gagner est un grand honneur, une responsabilité même. »
Il faut dire que dans le monde de l’art, le Hugo Boss Prize est une vraie référence et la soirée qui l’accompagne, un événement mondain couru à New York. Au fil des ans, il a primé des talents confirmés comme Tacita Dean en 2006 ou Hans-Peter Feldmann en 2010, mais également permis de dénicher de jeunes artistes avant qu’ils ne deviennent des stars, à l’image de Matthew Barney en 1996, alors qu’il avait à peine 29 ans. « L’idée est d’honorer une personne qui transforme la manière dont l’art fonctionne. Quelqu’un d’innovant, de radical, d’avant-gardiste », nous raconte Katherine Brinson, curatrice au Guggenheim. Dans le jury, on retrouve des spécialistes de l’art du monde entier, mais pas une personne de chez Hugo Boss. La maison, qui finance pourtant l’opération, ne découvre le gagnant qu’au moment de la remise du prix. C’est justement cette indépendance qui a fait sa renommée.
Agnès b. (1), pionnière dans le rapprochement entre mode et art, appose son regard de précurseur : « Je trouve que la sélection du Hugo Boss Prize est bonne. Ils ont, par exemple, récompensé Douglas Gordon en 1998, qui faisait partie de la deuxième exposition dans ma galerie de la rue du Four, dans les années 1980. Mais s’il existe des démarches légitimes comme la leur, d’autres sont simplement opportunistes. Seuls les gens avertis s’en rendent compte. »
Cela contribue à créer un brouillage vis-à-vis du public. L’inspiration mutuelle de l’art et de la mode n’est pourtant pas nouvelle. On se souvient du chapeau-escarpin de Dalí pour Schiaparelli en 1937 ou de la robe Mondrian de Saint Laurent en 1965. Les couturiers ont souvent été de grands collectionneurs à l’image de Jacques Doucet, Paul Poiret ou Coco Chanel.
Mais depuis une vingtaine d’années, la frontière entre les deux domaines est plus ténue. L’esthétisation à outrance des objets de consommation et, en parallèle, la marchandisation de la culture ont contribué à une porosité grandissante entre mode et art.
Pour Stéphane Corréard, créateur du nouveau salon Galeristes (2), cette profonde mutation remonte à la création de la Fondation Cartier en 1984. « Cela a été une déflagration, c’était la première fois qu’une maison créait sa fondation. Cartier, qui a démocratisé le luxe avec ses “must have”, s’est anobli en se rapprochant de l’art. La maison a ainsi rajeuni son image, est restée dans le coup, tout en ne touchant pas à ses produits classiques. » Selon lui, la fondation a été créée à un moment où le marché de l’art luimême évoluait. « Une part d’industrialisation est alors arrivée à travers des artistes qui, tel Jeff Koons, fonctionnent comme des marques. Le critique américain Hal Foster a très bien expliqué cela dans “Design et crime”. Il dit que le vieux rêve de réconciliation de l’art et de la vie ne s’est pas fait dans des idéaux humanistes, mais à l’époque cynique de la consommation de la mode. »
Depuis, bien d’autres fondations ont vu le jour, comme celles de Bernard Arnault ou de François Pinault. Ces milliardaires, collectionneurs, patrons de marques de luxe et de journaux, sont même devenus les plus grands mécènes actuels de l’art contemporain. Ce mélange des genres tend à faire de l’art un domaine de consommation comme un autre. On n’achète plus parce que l’on aime, comme le ferait une collectionneuse comme Agnès b., mais parce que l’on investit. Et Stéphane Corréard d’ajouter : « C’est ce que l’on appelle du shopping intelligent. La frontière entre objet de luxe et objet d’art et de mode n’a jamais été aussi mince. Les artistes ont accepté de rentrer dans ce jeu social, alors qu’ils avaient jusque-là historiquement toujours été réticents vis-à-vis du commerce. Aujourd’hui, certains partagent le même train de vie luxueux que leurs mécènes. »
L’artiste devient donc parfois un simple créatif. On parle plus des chiffres que génèrent les ventes de leurs oeuvres que de leur travail en lui-même. Des gens comme Damian Hirst font commerce des produits dérivés de leurs réalisations magistrales. C’est là-dessus qu’ils gagnent beaucoup d’argent, tout comme les marques de luxe s’enrichissent grâce à la vente d’accessoires, plus que des vêtements. L’enchevêtrement est tel qu’on ne sait plus si un sac customisé par Murakami pour Vuitton doit être considéré comme une oeuvre ou un simple accessoire.
Dans ce contexte confus, le Hugo Boss Prize, parfois comparé au prix Turner de la Tate Britain de Londres, fait office d’exception. La marque allemande a fait, depuis le début, le choix de la transparence. « En 1986, Hugo Boss était très engagé dans le monde de la formule 1, nous avions envie de nous investir dans un domaine qui parlerait aussi aux femmes. L’art, dont le PDG était féru, s’est imposé naturellement, nous explique Hjördis Kettenbach, à la tête de la communication et des affaires culturelles de la maison. Nous nous sommes associés au Guggenheim, à qui nous laissons une liberté totale. Si nous intervenions dans le choix du gagnant, le prix ruinerait tout ce qui fait sa renommée. Nous sommes une marque forte sur les vêtements classiques, pas les accessoires, ce serait donc incongru de demander à un artiste de refaire un sac pour nous! » Cela n’empêche pas Hugo Boss de collaborer avec certains. En 1998, par exemple, le pop artist James Rosenquist a demandé à la griffe basée à Metzingen de lui faire un costume en papier, devenu l’oeuvre « Ensemble ». Récemment, le designer Konstantin Grcic a dessiné un bateau pour Hugo Boss, qui fera la course du Vendée Globe l’année prochaine. Et Hjördis Kettenbach de conclure : « L’art doit rester autonome, sinon il perd son crédit. » (1) Exposition de la collection d’Agnès b. « Vivre ! ! » au Musée de l’Histoire de l’Immigration jusqu’au 8 janvier 2017, Paris 12e. (2) « Galeristes », salon le samedi 10 et le dimanche 11 décembre au Carreau du Temple, à Paris 3e.