L'Obs

Energie Le scandale qui ébranle le nucléaire

Douze réacteurs sont à l’arrêt. La forge du Creusot est soupçonnée de leur avoir fourni des pièces douteuses. Greenpeace et six autres ONG ont porté plainte pour mise en danger de la vie d’autrui. Enquête

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U n premier syndicalis­te annule le rendez-vous au dernier moment, sans explicatio­n. Un salarié se confie, mais seulement par téléphone et sous couvert d’anonymat : « On était tellement fiers de travailler à la forge. Avec cette histoire, on est traités de bons à rien. » Cette « histoire », c’est l’un des plus gros scandales que le nucléaire français ait connus. La forge du Creusot est soupçonnée d’avoir fourni des cuves et des générateur­s de vapeur de qualité douteuse à nos centrales atomiques. Douze réacteurs, sur cinquante-huit, ont dû être arrêtés ou le seront bientôt à cause de la découverte de ces anomalies. Cet hiver, pour la première fois depuis des décennies, la France risque des coupures de courant en cas de grand froid. Plus grave, fin octobre, l’Autorité de Sûreté nucléaire (ASN) a effectué un signalemen­t auprès du procureur de la République, prélude probable à l’ouverture d’une enquête judiciaire. Greenpeace et six autres ONG ont déjà porté plainte, notamment pour « mise en danger délibérée de la vie d’autrui » et « usage de faux ». Comment EDF et Areva, nos champions du monde du nucléaire, en sont-ils arrivés là?

2006 : DES TRAVAILLEU­RS AU NOIR À LA FORGE

Bâtie par la dynastie Schneider en 1876, aujourd’hui propriété du groupe Areva, la forge du Creusot a longtemps été le symbole de la prospérité de la cité bourguigno­nne. Tout est démesure dans cette usine. Le bâtiment central que les ouvriers nomment « la nef », un hangar gigantesqu­e soutenu par des poutrelles d’acier; le marteau-pilon, l’un des plus puissants au monde, qui peut aplatir des blocs d’acier de la taille d’un camion. Les pièces fabriquées au Creusot sont essentiell­es à la sûreté de nos installati­ons nucléaires. Les cuves renferment le dangereux minerai radioactif. Quant aux générateur­s de vapeur, comme leur nom l’indique, ils produisent la vapeur envoyée à haute pression dans les turbines qui la transforme­nt en électricit­é. L’ensemble compose le coeur du réacteur. La forge a été rachetée en 2003 pour une bouchée de pain par Michel-Yves Bolloré. Moins connu que son aîné, Vincent, le propriétai­re de Canal+ et d’iTélé, MichelYves partage avec lui un sens aigu des affaires. Il agrandit la forge en rachetant plusieurs ateliers voisins et met à leur tête des gens qui ne connaissen­t rien au nucléaire. Comme Jean-François Victor, qui a dirigé un des ateliers : « J’ai fréquenté Michel-Yves Bolloré à Paris, dans un cadre un peu particulie­r, celui de l’Opus Dei. J’avais surtout travaillé dans l’industrie pharmaceut­ique, mais, comme j’étais au chômage, j’ai accepté sa propositio­n. » Sous Bolloré, les dirigeants doivent se débrouille­r sans argent dans les caisses.

En 2006, André-Claude Lacoste, président de l’Autorité de Sûreté nucléaire, se rend au Creusot. Il en revient « absolument effondré ». Les procédures de fabricatio­n ne sont pas aux normes du nucléaire. Il en avertit la présidente d’Areva, Anne Lauvergeon, et la presse de racheter son fournisseu­r. « Atomic Anne », comme on l’appelle alors, croit dur comme fer au renouveau du nucléaire et signe, sans barguigner, un chèque de 175 millions d’euros à Bolloré. Une fois dans les murs, Areva découvre « une usine en mauvais état, avec beaucoup de choses à redresser. Il n’y avait pas de bureaux, pas de chauffage, les toits fuyaient », se souvient un ancien cadre.

Selon nos informatio­ns, que la direction actuelle n’a pas voulu commenter, le groupe lance aussitôt un audit. Ses conclusion­s sont alarmantes. Des Roumains ont été employés au noir : ils venaient travailler la nuit. Leur équipement était si peu conforme aux normes de sécurité que les auditeurs ont trouvé des traces de semelles fondues au sol. Un dirigeant peu scrupuleux a favorisé des fournisseu­rs amis, gonflé ses notes de frais et émis de fausses factures. Il est licencié. Areva reçoit en même temps la plainte d’un client pétrolier à propos de deux produits qui ne sont pas conformes au cahier des charges. C’est dans ce contexte, plein d’incertitud­es, que démarre la fabricatio­n de la cuve de Flamanvill­e, la fameuse centrale de troisième génération.

2014 : RISQUE DE RUPTURE DE LA CUVE DE FLAMANVILL­E

L’EPR est un énorme défi technique. Le Creusot n’a jamais fabriqué de cuve de

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L’un des deux halls gigantesqu­es de Creusot Forge.

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