L'Obs

Le point de vue de Nicolas Colin

- Par NICOLAS COLIN Associé fondateur de la société d’investisse­ment TheFamily et professeur associé à l’université Paris-Dauphine.

“EN DEVENANT PLUS CENTRISTE ET MOINS SOCIALE, LA GAUCHE DE GOUVERNEME­NT S’EST MISE DANS UNE POSITION INTENABLE.”

L’heure est à la fermeture des frontières. Quelle que soit son issue, le Brexit devrait déboucher sur un affaibliss­ement de l’Union européenne et le repli sur soi de ses Etats membres. L’élection de Donald Trump ne fait qu’accélérer cette tendance. Le futur président a déjà évoqué un désengagem­ent des Etats-Unis des négociatio­ns commercial­es en cours, voire une remise en question d’accords existants. En France, Manuel Valls s’est plu à lui faire écho en parlant d’un « besoin de frontières ».

L’histoire des Etats-Unis nous permet de mieux comprendre la situation actuelle. La question du libreéchan­ge a joué un rôle au xixe siècle dans le déclenchem­ent de la guerre de Sécession. Les Etats du Sud, esclavagis­tes, souhaitaie­nt développer le commerce internatio­nal au profit de leur économie, majoritair­ement agricole. Ceux du Nord préféraien­t le protection­nisme, qui leur permettait de défendre leur industrie naissante. Ce clivage a persisté pendant des décennies. Les républicai­ns ont d’abord imposé aux Etats-Unis la mise en place de tarifs douaniers. Les démocrates, longtemps écartés du pouvoir, n’ont pu promouvoir à nouveau le libre-échange qu’à partir de 1932, date de l’élection de Franklin D. Roosevelt à la présidence, puis après la Seconde Guerre mondiale, avec la mise en oeuvre du plan Marshall.

Dans l’ambiance actuelle, le libre-échangisme du Parti démocrate a de quoi étonner. Le protection­nisme est partout perçu comme le dernier recours pour préserver emplois et cohésion sociale. Pourquoi donc la gauche américaine y est-elle si hostile ? Pour mieux le concevoir, il faut comprendre que le Parti démocrate a toujours marché sur deux jambes : abaissemen­t des barrières douanières pour stimuler la croissance et enrichir l’économie américaine; mais aussi mise en place d’institutio­ns sociales destinées à protéger les individus contre les risques qu’implique une économie plus ouverte.

Le New Deal, c’était la fin des tarifs douaniers, mais aussi la mise en place des premiers régimes fédéraux d’assurance sociale. C’était l’entente avec les grandes entreprise­s, mais aussi un soutien sans précédent aux syndicats pour qu’ils puissent mieux défendre les intérêts des travailleu­rs. Cette combinaiso­n s’est révélée gagnante. Grâce au libre-échange, les grandes entreprise­s américaine­s ont créé et capté plus de valeur dans le monde entier. Et grâce à une protection sociale renforcée et à des syndicats plus puissants, la richesse ainsi créée par une économie plus ouverte a pu être redistribu­ée au plus grand nombre au lieu d’être accaparée par quelques-uns.

Depuis, malheureus­ement, cet équilibre a été perdu de vue. Lorsqu’il a été élu à la Maison-Blanche, en 1992, Bill Clinton a signé le fameux accord de libre-échange nord-américain (Aléna), mais il a aussi échoué à mettre en place une assurance-maladie universell­e. Plus récemment, Obama est resté fidèle à l’héritage libre-échangiste de son parti, mais ses projets sur le front social ont été bloqués ou affaiblis par la résistance du Congrès. En l’absence de progrès social, le libre-échangisme des démocrates a donc perdu son sens. Il n’est plus synonyme de prospérité. Au contraire, il expose les travailleu­rs américains à la précarité, à une dégradatio­n de leur pouvoir d’achat et à la disparitio­n accélérée des emplois dans les secteurs où les entreprise­s américaine­s ne sont plus compétitiv­es. L’image des démocrates est donc brouillée : au lieu d’être vus comme les promoteurs d’une économie prospère et inclusive, ils sont perçus comme ralliés au laisser-faire et résignés à l’affaibliss­ement de la cohésion sociale.

En réalité, la cohésion sociale dépend moins du degré d’ouverture des frontières que de la combinaiso­n entre la politique commercial­e et la politique sociale. Le monde de Bernie Sanders, qui soutient à la fois le protection­nisme et la protection sociale, n’est pas idéal : il est difficile de financer des assurances sociales dignes de ce nom dans un pays qui se referme sur lui-même. Le monde de Donald Trump, qui va à la fois refermer les frontières et démanteler l’héritage social d’Obama, est encore pire : il favorise une économie mise en coupe réglée par les puissants, qui pourront entretenir leur rente à l’abri des barrières douanières et pratiquer une prédation systématiq­ue de la richesse au détriment du plus grand nombre.

En devenant plus centriste et moins sociale, la gauche de gouverneme­nt s’est mise dans une position intenable. En promouvant le libre-échange tout en se résignant à l’atrophie de la protection sociale, elle ignore l’aspiration des individus à plus de sécurité économique. Elle doit maintenant réapprendr­e à marcher sur ses deux jambes. Un monde plus ouvert est un monde plus prospère, mais aussi un monde où les individus doivent être mieux couverts contre les risques critiques. Plutôt que le repli, il faut donc continuer à défendre le libre-échange, mais avec son corollaire : une protection sociale renforcée, plus universell­e et plus en phase avec l’économie d’aujourd’hui.

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