Italie Tous contre Renzi
Il était le sang neuf, le réformateur, celui qui allait sortir enfin l’Italie de l’“immobilisme agité”. Mais le référendum sur la Constitution, le 4 décembre, se présente mal. Le président du Conseil italien s’est engagé à quitter la politique si le non l
L ’ancien scout Matteo Renzi a raconté à plusieurs reprises un épisode de jeunesse éprouvant. Sa patrouille s’était perdue dans les forêts de la Garfagnana et avait dû improviser un bivouac. Pendant toute la nuit, Renzi (« Grillon exubérant ») a joué de la guitare pour repousser les sangliers : « On a dû attendre les lueurs de l’aube pour comprendre où nous étions. »
Aujourd’hui, alors que les Italiens sont appelés à aller aux urnes le 4 décembre, le président du Conseil italien vit une situation similaire : isolé, encerclé par de vieux sangliers politiques prêts à le détruire, il attend des lueurs qui ne viendront peut-être pas. Et tout ça pour un référendum sur une réforme constitutionnelle ! L’opération, engagée y a près d’un an, alors qu’il est au faîte de sa popularité, vise à simplifier l’adoption des lois pour rendre le pays plus facilement gouvernable (voir encadré, p. 70). Malgré les cris des défenseurs des équilibres prévus par la Constitution « antifasciste », il est alors tellement persuadé de l’emporter qu’il jure de quitter la politique en cas de victoire du non. Belle bêtise ! La campagne est aussitôt devenue « Oui ou non à Renzi ? » Le type même de question à ne pas poser à un pays en crise. Le chef du gouvernement peut toujours jouer avec frénésie de la guitare, les sangliers sont déterminés
à lui faire la peau. Le plus dangereux ? Le Mouvement 5 Etoiles du populiste Beppe Grillo, qui a déjà ravi les mairies de Rome et de Turin en juin et qui n’a jamais semblé si proche du pouvoir. Mais il y a aussi la droite de Berlusconi (Forza Italia) et de Matteo Salvini (Ligue du Nord) ; le plus gros syndicat, la CGIL, en colère ; le monde associatif ; les intellectuels, qui se drapent dans l’antifascisme ; une frange minoritaire de sa propre formation, le Parti démocrate (PD), né des cendres de la démocratie chrétienne (du moins de son aile gauche) et du Parti communiste ; enfin, la plupart des anciens Premiers ministres vivants. Ses principaux et rares soutiens ? La Confindustria (le Medef italien), le syndicat CISL (équivalent de la CFDT) ou les grands médias…
Les derniers sondages témoignent d’une poussée du « no », sur fond de croissance faiblarde, de chômage élevé (11,7%) et de crise des réfugiés (168 000 migrants arrivés par bateau en 2016). Tous ceux sur lesquels Renzi pouvait s’appuyer jusque-là semblent l’avoir abandonné. Y compris la jeunesse, qui subit un taux de chômage faramineux de 37,1% et qui est fortement « noniste » selon les sondeurs.
LES JEUNES CONTRE “LE SYSTÈME”
La jeunesse ? C’était pourtant son domaine ! Quand Renzi s’est propulsé à la présidence du Conseil en février 2014, à l’âge de 39 ans, sans passer par la case parlementaire et en « poignardant » le gouvernement d’Enrico Letta, pourtant du même parti que lui, à la suite d’une manoeuvre politique digne de « House of Cards », il incarnait la rottamazione (« mise à la casse ») de la vieille nomenklatura politique. Il était celui qui sortirait enfin la politique italienne de son « immobilisme agité ». Il n’est pas resté les mains dans les poches : il a réformé le marché du travail (contre les syndicats), imposé l’union civile (contre l’Eglise), libéralisé l’école (contre les profs), augmenté le budget de la Culture et imaginé un « chèque culture » de 500 euros pour tous les jeunes… Mais, après deux ans et demi au pouvoir, l’image de l’ancien maire de Florence a déjà jauni. « Aux yeux des jeunes, il fait désormais partie du système. Or, ce qu’ils veulent, c’est abattre le système », admet une de ses alliées à la Chambre, la jeune (29 ans) députée du PD Anna Ascani.
Matteo Renzi est devenu l’homme de l’establishment, de l’Union européenne et des marchés. Dans la dernière ligne droite de la campagne, multipliant les interventions publiques, il a tenté maladroitement de corriger cette image et renouer avec la fraîcheur de ses provocations, allant jusqu’à retirer le drapeau européen lors d’une conférence de presse – avant de se raviser plus tard face au ridicule de ce revirement.
Dans les courants d’air de l’université de sa propre ville, Florence, il faut bien chercher pour lui trouver des soutiens. Limiter l’instabilité ministérielle, les blocages législatifs ? Ce n’est pas le premier problème des étudiants. Caoli Berni, 24 ans, qui termine un master de développement international, distribue son beau sourire et ses tracts anti-Renzi. « Si ce référendum rend l’adoption des lois plus facile, dit-elle, c’est une très mauvaise nouvelle puisque ces lois vont dans le mauvais sens, celui de la précarité généralisée. Tout est fait en Italie pour qu’on ne sache pas ce que sera notre avenir. Pourra-t-on avoir une famille ? Un emploi stable ? Notre santé sera-t-elle protégée ? Les partis traditionnels n’ont pas de réponse. »
Les médias et le monde des affaires s’alarment du chaos que risque de susciter un non : une nouvelle attaque spéculative contre l’Italie, une crise bancaire, des élections anticipées portant les 5 Etoiles au pouvoir… voire, au bout du compte, un « Italexit ». Mais, comme en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, l’argument du vote « raisonnable » exaspère. Francesco Nigro, étudiant en psychologie de 21 ans, est un jeune homme calme, qui vient d’une famille florentine modeste : jusqu’à l’âge de 15 ans, il a vécu dans l’appartement de sa grand-mère, avec sa mère et ses deux oncles. Il n’est pas extrémiste et comprend le sens de la réforme, mais il votera non : « Il y a une atmosphère
“AUX YEUX DES JEUNES, IL FAIT PARTIE DU SYSTÈME.” ANNA ASCANI, DÉPUTÉE DU PARTI DÉMOCRATE
que je n’aime pas. Cette réforme a été annoncée après que la banque JP Morgan, dans une étude (1), a considéré que les Etats du sud de l’eurozone devaient changer leur Constitution. Et Obama est intervenu dans la campagne pour soutenir ostensiblement Renzi… » Comme une grande partie de ses camarades, il souhaite une victoire du Mouvement 5 Etoiles, seul à incarner désormais la rupture : « Ils sont nouveaux, ils consultent le peuple, ils ne sont pas d’extrême droite, ils veulent combattre la corruption et la Mafia. Je préfère changer de parti au pouvoir plutôt que de changer de constitution. »
LE SUD CONTRE LE BEAU PARLEUR
S’il n’y avait que les jeunes… L’autre grosse poche de résistance à Renzi, c’est le Sud. Le Mezzogiorno, qui aurait pourtant tant besoin que le gouvernement fonctionne mieux, ne fera pas de cadeau à ce beau parleur qui ne l’a pas aidé. « Le Sud est pour le non pour la même raison que le Wisconsin était pour Trump », résume le professeur napolitain Marco Rossi-Doria, 62 ans, qui enseigne dans les quartiers difficiles. Il est pour le oui (« Si un gouvernement est déterminé à aider les faibles, cette réforme peut l’aider à agir ») mais il comprend l’hostilité des méridionaux : « Le PIB annuel par habitant, au Sud, stagne depuis des années, avant même la crise, autour de 16 500 euros, contre près du double dans le Nord. Pourquoi les gens voteraient-ils autrement que pour le non ? »
A quelques centaines de mètres delà, attablé au mag ni fi queCaffèGam brin us, près du port, le célèbre auteur de polars M au riz io De Giovanni, 58 ans, défend pour sa part le non de sa belle voix crayeuse. « Pourquoi le Sud, qui représente la minorité, soutiendrait-il une réforme visant à renforcer le pouvoir de la majorité ? », demande-t-il. Il parle d’un non « d’autodéfense, celui d’une Italie peuplée de jeunes sans travail, d’ouvriers licenciés et de salariés agricoles surexploités; qui n’ a pas vu s’ améliorer ses infrastructures ; qui accueille la très grande majorité des migrants et qui se méfie comme de la peste de tout ce qui tend à mettre le pouvoir dans les mains d’ un homme seul …» Dans la dernière ligne droite de la campagne, Matteo Renzi et ses alliés ont sillonné les routes du Mezzogiorno, mais il n’est pas sûr que cela suffira à renverser la tendance.
À ROME, LES SANGLIERS ATTENDENT
Pendant ce temps, à Rome, au bord du Tibre, les sangliers attendent de voir passer le cadavre du Florentin arrogant : à droite, Silvio Berlusconi, octogénaire au masque de cire qu’il ne faut jamais sous-estimer ; à gauche, Massimo D’Alema (67 ans), vexé d’avoir perdu au profit d’un catholique de centre gauche… et son acolyte Pier Luigi Bersani (65 ans), l’apparatchik antiRenzi. Et bien d’autres : la méthode de Matteo-leRottamatore, comme le résume son biographe Giuliano Da Empoli (2), carbure à la « production constante d’ennemis ». Pas étonnant qu’il finisse seul. D’autant plus que Renzi n’a pas pris de gants pour affronter « les politiciens vautrés dans l’immobilisme ». Il l’a fait hâtivement, sans aucun respect des corps intermédiaires, en s’appuyant sur un cercle d’amis provincial et sans idéologie. Il en paie aujourd’hui le prix.
Dans le petit camp du oui, autour du chef qui multiplie frénétiquement les apparitions télévisées, on se prend à rêver. Le salut viendra de la « majorité silencieuse », se répète-t-on. Ou encore des 4 millions d’Italiens de l’étranger… Et si par miracle le oui l’emporte, « Matteo » aura réussi une prouesse politique inédite. Il demeurera à son poste jusqu’à la fin de la législature, en 2018, et achèvera la mise à la casse de ses adversaires au sein de son parti, dont il est aussi le leader.
Dans le scénario plus probable d’une victoire du non, au soir du 5 décembre, Matteo Renzi montera au Quirinal, la colline de Rome où loge le président de la République, et présentera sa démission. Il a promis qu’il refuserait de conduire un governicchio (gouvernement croupion), encore moins s’il est tenu par une accozzaglia (coalition fourre-tout). Mais tout peut changer en fonction de l’ampleur de la défaite. S’il perd avec plus de 45% des suffrages, il limite le drame : il reste le pivot du système. Un Conseil « Renzi bis », remanié et élargi, n’est même pas à exclure. Sa chance, c’est que dans le camp hétérogène du non, aucun leader sérieux ne se détache, y compris dans son parti. L’ex-maire de Florence reste incontournable dans le jeu actuel. Mais, quel que soit le résultat du référendum, tout le monde s’accorde à penser que c’est une Italie plus déchirée encore qui, au terme de cette étrange campagne plébiscitaire, se réveillera le 5 décembre.