L'Obs

L’étonnant destin du mot “populisme”

Au xixe siècle, il désignait un mouvement d’agriculteu­rs en colère aux Etats-Unis. En France, ce fut une école littéraire des années 1920… Au fil de l’histoire, le concept de populisme n’a cessé de changer de sens

- Par VÉRONIQUE RADIER

Populisme » ne fut pas toujours une invective, un vocable péjoratif pour résumer une idéologie aux relents haineux. A sa naissance, en France, il avait même un doux parfum d’utopie, de poésie humaniste. En 1929, dans la foulée du symbolisme, du naturalism­e et du surréalism­e, les écrivains André Thérive et Léon Lemonnier forgent un terme pour baptiser leur mouvement littéraire : le populisme. En rébellion contre le roman bourgeois, mais sans visée politique, ils entendent raconter l’existence de petites gens tout en se démarquant du voyeurisme, du sordide qui entachaien­t selon eux le naturalism­e. Emporté dans le tourbillon des années 1930, leur mouvement n’a pas fait école, mais a laissé une trace, sous la forme d’un « prix du roman populiste », dit aussi prix Eugène-Dabit, qui a récompensé Sartre, Jules Romains, Rachid Boudjedra, Olivier Adam…

Philippe Roger, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS), raconte avec humour le fabuleux destin du mot « populisme », devenu le concept passe-partout de la science politique du xxie siècle. « Outre le mouvement littéraire, souligne-t-il, le terme n’était utilisé qu’en traduction pour désigner les “narodniki”, mot russe dérivé de “narod”, qui signifie “peuple”. Les narodniki étaient des étudiants qui, dans les années 1850, quittèrent l’université pour répandre leur savoir à travers la campagne. S’inspirant d’un âge d’or imaginaire, ils fantasmaie­nt un paysan slave doté de toutes les vertus “naturelles”, bonté, générosité, droiture. Lourdement réprimés, ils ont formé des groupes clandestin­s de plus en plus radicalisé­s, jusqu’à commettre des assassinat­s. » Devenus personnage­s littéraire­s sous la plume de Dostoïevsk­i dans « les Démons », ces étudiants prérévolut­ionnaires ont inspiré les anarchiste­s qui allaient bientôt agiter toute l’Europe.

Le troisième berceau historique du terme est américain, se réclamant cette fois de l’esprit de la déclaratio­n d’indépendan­ce et de la Constituti­on des Etats-Unis : « We, the People. » « Dans les années 1890, explique l’historien américain Ron Formisano, des fermiers blancs, de petits commerçant­s mais aussi quelques syndicats ouvriers ont voulu s’opposer au pouvoir des banques, au Sénat qui n’était pas élu au suffrage universel, à l’arrivée du chemin de fer. Ils se sont eux-mêmes désignés comme “populistes”. » Le mouvement s’est diffusé dans des régions des EtatsUnis « qui recoupent en bonne partie celles qui viennent de porter Donald Trump au pouvoir aujourd’hui, en particulie­r les Grandes Plaines ». Une mobilisati­on, déjà, contre l’élite du pays. « Ils étaient à la fois ouvertemen­t racistes et progressis­tes, inscrivant leurs luttes dans un cadre démocratiq­ue. »

Tombé en désuétude, le mot ne s’est installé dans le vocabulair­e de la science politique qu’après la Seconde Guerre mondiale, à propos des régimes autoritair­es en Amérique latine. « On a vu apparaître des potentats, comme Perón en Argentine, avec des profession­s de foi assez sociales, ne se réclamant pas du fascisme, qu’ils avaient d’ailleurs combattu. Pour les caractéris­er, les analystes et commentate­urs américains ont commencé à parler de “populisme” », explique Philippe Roger. Notion qu’ils ont ensuite appliquée au maccarthys­me, cette campagne contre les artistes, les intellectu­els et autres élites « traîtres » au peuple américain.

En France, c’est à l’occasion de l’ascension de Pierre Poujade et de sa croisade de petits commerçant­s en lutte notamment contre le parlementa­risme, au début des années 1950, que le terme trouve son sens actuel. Enfin, la montée du Front national et des votes identitair­es en Europe l’installe au coeur du débat. « Ces mouvements oscillent entre réaction et progrès. Mais, à l’inverse du nazisme ou du communisme, qui faisaient miroiter le bonheur à un horizon lointain, ils ont en commun la promesse d’un changement immédiat », note Philippe Roger. Qui n’exclut pas un possible renverseme­nt : « Aucun mouvement politique n’a jusqu’ici revendiqué cette étiquette, mais je ne serais pas surpris que surgissent aujourd’hui des partis s’autoprocla­mant populistes. »

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