“Le cauchemar pourrait se reproduire”
Européen vivant aux Etats-Unis, l’historien Ian Buruma est bien placé pour observer la montée du populisme des deux côtés de l’Atlantique. Pour lui, ce mouvement fusionne les rancoeurs et en nourrira de nouvelles
Depuis 2003, vous êtes professeur de « démocratie, droits de l’homme et journalisme » au Bard College de New York. Pour vous, dans quelle mesure le populisme met-il en péril la démocratie?
Tout mouvement qui prétend représenter « le peuple » est antidémocratique. Car « le peuple » n’existe pas. Une société se compose d’un nombre important d’individus différents et de diverses classes sociales, dont les intérêts entrent parfois naturellement en contradiction. La raison d’être des institutions démocratiques est de résoudre ces conflits par des compromis pacifiques. Mais si l’on croit que les gens forment une entité unique et ont des préoccupations et des objectifs communs simplement parce qu’ils sont « le peuple », alors quiconque prétend avoir des vues divergentes ou critique la tendance populaire devient un « ennemi du peuple ». C’est la définition de la dictature. Une fois que les gens perdent confiance dans les institutions démocratiques et suivent des démagogues qui promettent de les ramener, ou de les conduire, à des communautés utopiques où le conflit n’existe plus, ils se retrouvent vite emprisonnés dans des tyrannies qui virent au cauchemar. C’est arrivé auparavant. Cela pourrait se reproduire.
La majorité des électeurs gagnant plus de 50000 dollars par an a voté pour Donald Trump. Vous avez parlé d’un « populisme du riche ». Qu’entendez-vous par là?
Les pauvres sont loin d’être les seuls à avoir voté Trump. La rage populiste est alimentée par la peur de perdre un statut, qui peut être ethnique, racial, religieux, national ou social. Le populisme de droite, qui est aujourd’hui le plus répandu, définit « le peuple » suivant les premiers termes, tandis que le populisme de gauche privilégie la classe. Les Blancs ne craignent pas seulement que les non-Blancs soient progressivement majoritaires aux Etats-Unis, mais aussi qu’ils réussissent mieux qu’eux. C’est en cela que la présidence de Barack Obama a porté un coup symbolique à cette image de soi. La promesse de Trump de « récupérer notre pays » (« take our country back ») peut signifier beaucoup de choses, mais l’idée d’une suprématie blanche était clairement l’une d’entre elles. Les populistes européens, eux, s’en prennent aux immigrés musulmans, aussi bien qu’à l’Union européenne. Dans les deux cas, l’ennemi commun est l’élite de gauche qui soutient l’Europe et qui est tenue pour responsable de l’immigration de masse.
Mais, avec cette expression « populisme du riche », je pointe moins les riches en tant que tels qu’un certain type de nouveaux riches. Les populistes actuels, Donald Trump en Amérique, Silvio Berlusconi en Italie ou l’ancien Premier ministre de Thaïlande Thaksin Shinawatra, sont tous les fils d’hommes récemment enrichis. Trump est né à New York et a hérité une fortune de son père, Fred Trump, un magnat de l’immobilier à la réputation plutôt trouble. Pourtant, il semble encore aujourd’hui bouillir de ressentiment envers les élites qui pourraient le regarder de haut comme un vulgaire arriviste, avec ses absurdes gratte-ciel dorés et ses demeures rococo pleines de chandeliers massifs. Et en effet, en dépit de leur grande richesse, de telles figures sont généralement assez méprisées par les élites plus anciennement établies. Trump n’a jamais été accepté par la vieille société newyorkaise, et Thaksin était un outsider à Bangkok.
Le populisme est souvent décrit comme une nouvelle guerre des classes entre les bénéficiaires d’un monde globalisé et ceux qui se sentent laissés pour compte. Les partisans de Trump et ceux du Brexit au
Royaume-Uni sont, dans l’ensemble, moins instruits que l’establishment auquel ils s’opposent. Si le populisme moderne, aux Etats-Unis, en Asie ou en Europe, réussit, c’est parce que les masses anti-élites sont dirigées par des hommes riches qui partagent leurs ressentiments sociaux. C’est cette fusion des rancoeurs qui anime le populisme de droite.
Au lendemain de l’élection américaine, l’hypothèse d’une victoire du Front national à la présidentielle française a paru de plus en plus plausible. Le séisme Trump peut-il produire des répliques jusqu’ici?
Les électeurs tentés par le FN se sentiront certainement encouragés par cette victoire de Trump, qui a fait la joie de Marine Le Pen. Elle est en effet très consciente de l’histoire sombre du populisme de droite en Europe. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle a poussé son père vers la sortie. Les Etats-Unis, malgré tous leurs défauts, ont toujours été les champions de la démocratie. Maintenant que Trump a mené une campagne ouvertement raciste, l’exemple américain est brisé, et la droite européenne peut se sentir débarrassée de sa culpabilité historique. Et son populisme, paraître moins entaché par le passé nazi ou Vichy.
2017 sera pour l’Europe une année d’échéances électorales importantes, non seulement en France, mais aussi en Allemagne, où l’on a vu en septembre la CDU d’Angela Merkel battue par les populistes antimigrants de l’AfD dans le fief de la chancelière, ou encore aux Pays-Bas, où le nationaliste Geert Wilders, leader du PVV (le Parti pour la Liberté), veut lui aussi « rendre leur pays aux Néerlandais ». Comment observez-vous la vague populiste sur le Vieux Continent?
La grande question, c’est l’Allemagne. A l’heure actuelle, ironiquement, elle représente le meilleur espoir pour la démocratie occidentale. Sans la Grande-Bretagne, l’Union européenne sera une entreprise menée par le couple franco-allemand, dont l’Allemagne est le partenaire dominant. L’une des fonctions de l’UE est de protéger les normes démocratiques en Europe. Si l’Allemagne passait à l’extrême droite, cette garantie serait perdue. Mais je ne crois pas que l’AfD soit capable de s’emparer du gouvernement. Les Allemands sont encore trop vaccinés par la mémoire de la Seconde Guerre mondiale pour voter en faveur d’un dirigeant comme Trump. Mais qui sait pour combien de temps ? L’une des raisons pour lesquelles nous avons Trump et un tel engouement pour Le Pen tient au fait que beaucoup de gens n’ont aucun souvenir, et très peu de connaissances, de la dernière guerre mondiale. Les Allemands seront sans doute les derniers à oublier. Et c’est salutaire.
Les populistes prônent le nationalisme et le repli sur soi par des mesures protectionnistes. La fin de la mondialisation est-elle possible?
La mondialisation telle que nous l’avons connue au cours des dernières décennies ne survivra pas. Le nationalisme entraînera inévitablement un plus grand protectionnisme, ou alors des blocs commerciaux – la zone euro, l’Asie de l’Est, l’Amérique… Mais on ne voit pas bien comment cela pourra ramener des emplois pour la vieille classe ouvrière occidentale qui travaille dans les mines et les usines. La technologie moderne a déjà détruit bon nombre de ces activités, et il manque un antidote de gauche puissant au néolibéralisme. Le grand danger que constituent Trump, Le Pen et consorts, c’est que les promesses faites au prolétariat seront forcément déçues et n’aboutiront à aucune amélioration. Ce qui engendrera encore plus de colère, de ressentiment et de violence, et peut-être même des dirigeants plus toxiques encore.