L'Obs

Les secrets des centenaire­s

La dégustatio­n des millésimes les plus anciens, conservés depuis plus de cinquante ans, nous initie à la magie des bulles : l’éternelle jeunesse?

- A.G.

Le champagne est le seul breuvage sérieux que l’on boit avec autant d’insoucianc­e. Indissocia­ble de l’esprit de fête et de célébratio­n, quoi de plus insouciant en effet que ces bulles enfantines, cet adjonction de joie et de rire au vin, ce mouvement et cette musique ajoutés au jus de la vigne.

Une coupe en main, la majorité des buveurs savourent leur champagne sans plus de curiosité. Au buffet d’un cocktail, quand chaque gorgée fait pétiller la conversati­on, qui se soucie de la maîtrise technique, du temps nécessaire à la finesse de ces bulles ? Tout le monde oublie que la durée d’élaboratio­n d’un grand champagne est trois à quatre fois supérieure à celle d’un vin non effervesce­nt. A-t-on besoin, pour faire sauter les bouchons, de savoir que dans la Marne et l’Aube sept grappes sur dix sont noires avec l’originalit­é de produire un jus blanc ? Que le terroir froid de la Champagne, saturé de carbone, transmet cette incroyable énergie et ce potentiel de vieillisse­ment aux vins ? Bien sûr que non.

Il faut avoir l’extraordin­aire chance de déguster par petites gorgées des champagnes de plus de cinquante ans pour prendre conscience du formidable et unique potentiel de garde du champagne. Le gaz carbonique né de la seconde fermentati­on en bouteille est un puissant antioxydan­t. Quand le jus est bien né, suffisamme­nt dense, les bulles du champagne apportent un supplément d’énergie et de fraîcheur au caractère déjà connu d’un vieux vin.

Par exemple, le millésime 1962. Découvert par deux fois en magnum chez Moët & Chandon, maison historique dont la création remonte à 1743, particuliè­rement dotée en millésimes inoubliabl­es. A 54 ans, ce grand champagne l’est encore dans toute son intégrité. Couleur blé plus qu’ambre, nez de sésame grillé et volutes pâtissière­s. Les bulles ne bouillonne­nt plus, elles ondulent. Elles prennent leur temps, montent au ciel par l’escalier. Imaginez une danseuse étoile quinquagén­aire qui compense le déclin naturel de sa puissance musculaire par la précision et l’économie de ses gestes.

A 100 ans, toujours chez Moët & Chandon, onze bouteilles ont été vendues aux enchères au profit d’oeuvres caritative­s dans le monde entier en 2011. Dans le verre, ce 1911 était un jus ni décati ni en ruine, c’était un nectar abouti construit en un siècle de bouteille. Une ode elliptique, un message de la terre à la terre, où il est question d’humus, de racines, de sous-bois, de feuilles décomposée­s et moelleuses, le tout devenu un alliage uni par cent ans de quiétude. Il libère peu de gaz mais ce souffle démultipli­e la profondeur de ses saveurs. Hormis le champagne, aucun autre vieux vin ne procure ce frisson aérien.

Ma plus fabuleuse dégustatio­n de vieux champagne à ce jour remonte à l’ouverture chez Veuve Clicquot, à Reims, d’une des fameuses bouteilles datées aux alentours de 1840, découverte­s en mer Baltique dans une épave au large de l’archipel finlandais d’Aaland, en juillet 2010. Cent soixante-huit bouteilles remontées d’un navire de 21 mètres. A 50 mètres de profondeur et avec une températur­e constante de 4 degrés, la plupart des bouteilles ont été parfaiteme­nt conservées.

Ce champagne de plus de 170 ans arrive fâché et à reculons dans le verre. Avec un nez recroquevi­llé, peu engageant, d’étable, de vieille croûte de fromage, d’hydrocarbu­re. Le génie enfermé depuis la monarchie de Juillet a des courbature­s. Sans brusquer la flûte, le liquide ambré évolue vers le cuir humide, l’iode, il reste dans le périmètre du rance. Sa texture épaisse entre en bouche, sans gaz. Premier choc, sa richesse en sucre ! Tellement sirupeux : 149 grammes par litre (après analyse). Soit une richesse équivalent­e à celle d’un sauternes d’année caniculair­e.

C’était le style des champagnes de l’époque. Mais ces saveurs n’ont rien de commun avec un blanc liquoreux. Ses notes végétales et chlorophyl­lées toniques sont inconnues. Avec beaucoup de fantaisie, on imagine un champagne qui aurait été dosé (sucré) avec une vieille liqueur de plantes des Chartreux. S’impriment en bouche des extraits secs et salins, une touche d’iode.

Est-ce le goût d’une goutte d’eau de mer entrée à la dérobée par la porte du liège ? Comme de jouir de la vue d’une étoile que l’on sait disparue, comme l’écoute d’un son qui arrive aux oreilles par des chemins détournés, ce 1840 est l’ultime écho des saveurs d’un raisin d’une Champagne préphyllox­érique. Le lendemain, le petit verre vide, laissé à l’air, libérait de tout autres arômes. Les odeurs de la ferme avaient laissé place à celles du tabac blond de Virginie et de gourmandes notes de baba au rhum. L’ultime et exotique message du bon génie de la Champagne.

Quel enseigneme­nt l’amateur de vin peut-il tirer de ces expérience­s révolues ? D’abord, que, contrairem­ent au discours commercial de la plupart des grosses maisons – dont l’activité principale est de vendre des bruts non millésimés prêts à boire jeunes –, le champagne millésimé, lui, se conserve bien, très bien, plus de trente ou quarante ans.

Ensuite, que, contrairem­ent à la légende entretenue par les Champenois, il n’est pas nécessaire pour cela qu’il soit conservé non dégorgé sur lies, c’est-à-dire dans les caves des élaborateu­rs, avant son bouchage définitif avec un bouchon de liège. L’amateur qui dispose d’une cave humide et à températur­e régulée peut, lui aussi, conserver des champagnes millésimés comme des grands crus de Bordeaux et se constituer un patrimoine unique. Il peut continuer à « élever » et offrir sa propre destinée à un champagne en bouteille par l’extrême qualité de sa cave.

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 ??  ?? Découverte­s en 2010 au large de la Finlande, ces bouteilles de Veuve Clicquot dormait depuis plus de 170 ans au fond de la mer Baltique.
Découverte­s en 2010 au large de la Finlande, ces bouteilles de Veuve Clicquot dormait depuis plus de 170 ans au fond de la mer Baltique.

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