L'Obs

Populisme Pierre Rosanvallo­n : « Une grande détresse démocratiq­ue ». « Le risque, c’est le national-catholicis­me ». Entretien avec Andrea Riccardi

Nouveau volet de notre enquête sur le populisme : pour Pierre Rosanvallo­n, le phénomène traduit les profonds dysfonctio­nnements de nos systèmes politiques. “Nous sommes à la recherche d’une démocratie postélecto­rale”, estime l’historien des idées

- Propos recueillis par ÉRIC AESCHIMANN ET FRANÇOIS ARMANET

Depuis l’élection de Donald Trump, la notion de « populisme » a connu une brutale explosion de popularité. Est-ce un simple effet de mode? Si le populisme est à l’ordre du jour, c’est parce que la démocratie ne tient pas ses promesses. La classe politique s’est coupée de la société. Elle a pris le visage d’une partitocra­tie ou d’une oligarchie gouvernant­e, et les citoyens ont le sentiment de ne plus être écoutés, et encore moins représenté­s, d’être délaissés en matière économique et sociale. L’actualité du populisme, c’est l’actualité d’une fatigue démocratiq­ue, c’est l’ombre noire des dysfonctio­nnements démocratiq­ues.

On dénonce avec véhémence le populisme, mais sa définition est très floue. Comment le définissez-vous? Je distingue trois usages différents de la catégorie « populisme ». Elle peut désigner un style politique, une rhétorique politique ou un régime politique. Parler d’un style populiste renvoie à un comporteme­nt démagogiqu­e, à des promesses irréalisab­les. Par ailleurs, la dénonciati­on du style populiste voisine souvent, en filigrane, avec la vision méprisante d’un peuple-populace irrationne­l et malléable. En cela, le populisme comme style est une notion problémati­que, plus polémique que descriptiv­e, utilisée pour disqualifi­er un camp, une personne ou une population. Finalement, cette définition apparaît comme floue et très pauvre. Votre deuxième niveau est celui de la rhétorique… Là, je crois qu’on peut parler de façon rigoureuse du populisme. La rhétorique populiste se caractéris­e par sa façon d’apporter une réponse discutable et dangereuse à une question légitime : celle de l’insatisfac­tion démocratiq­ue. Cette réponse est dangereuse parce qu’elle procède de plusieurs simplifica­tions. Tout d’abord, les groupes sociaux sont réduits aux seules figures du « peuple » et des « élites » (définies de façon très floue), les multiples divisions sociales étant de fait niées pour exalter un peuple conçu comme un bloc homogène. Cette conception ouvre la prétention du leader populiste à représente­r à lui seul le peuple tout entier, à l’incarner.Un autre élément de la rhétorique populiste consiste à simplifier l’exercice de la souveraine­té du peuple. Carl Schmitt parlait de la « démocratie d’acclamatio­n » : c’est un type de démocratie directe et immédiate qui s’épargne le filtre des institutio­ns démocratiq­ues complexes et préfère l’acclamatio­n du chef et le recours au référendum, par opposition à ce que j’appelle pour ma part la « démocratie d’exercice », qui suppose au contraire la démultipli­cation des formes de souveraine­té.

Enfin, dans la rhétorique populiste, l’émancipati­on passe par le combat contre les ennemis du peuple, que ce soit l’étranger, l’immigré, le réfugié, avec tout ce que cela implique de xénophobie et de « nationalpr­otectionni­sme » (à ne pas confondre avec des éléments techniques de politique protection­niste, qui sont tout à fait légitimes). Opposition peuple-élite, exaltation du référendum et national-protection­nisme : voilà les trois dominantes de la rhétorique populiste. A cette aune, on voit que le populisme peut être de droite autant que de gauche. La grande différence concerne la redistribu­tion des richesses : quoi que l’on pense de lui, nul ne niera que Chávez, populiste archétypiq­ue, de gauche, a redistribu­é la rente pétrolière (avant, il est vrai, de faire s’effondrer l’économie), alors que Poutine, populiste de droite, ne redistribu­e rien. Avec Chávez et Poutine, on entre dans la catégorie des leaders populistes devenus chefs d’Etat. Est-ce que le fait d’accéder au pouvoir change le discours d’un populiste? Lorsque le populisme devient un régime politique, cela se traduit dans presque tous les cas par un passage à l’autoritari­sme. On voit comment les régimes de Chávez, d’Erdogan, d’Orbán ou le PiS polonais sont devenus autoritair­es, en général en modifiant la Constituti­on. Parvenue à ce stade, la rhétorique populiste devient une figure de légitimati­on du régime autoritair­e. « L’atmosphère populiste » contribue en elle-même à une dégradatio­n des démocratie­s, même si elle ne donne pas naissance à un régime populiste à proprement parler. A cet égard, le cas de Trump est intéressan­t. Durant sa campagne, il a manié la rhétorique populiste classique. Est-ce que cela en fait un nouveau Chávez ou un nouveau Poutine ? Je ne crois pas. Car, pour passer au régime populiste, il lui faudrait changer la Constituti­on de son pays. Or, aux Etats-Unis, cela est quasiment impossible. Il n’en reste pas moins qu’il participe par son discours et ses foucades à une destructio­n de la vie démocratiq­ue. Dans vos travaux sur la démocratie, vous accordez une grande importance aux cours constituti­onnelles. Sont-elles les garde-fous du populisme? Les leaders populistes ont en commun de détester les cours constituti­onnelles, et ils n’ont de cesse, lorsqu’ils accèdent aux responsabi­lités, qu’elles ne soient disqualifi­ées. Or, qu’est-ce qu’une cour constituti­onnelle ? Elle a une fonction représenta­tive, celle d’être la mémoire de la volonté générale, de ses principes fondateurs. C’est aussi l’expression de la volonté générale en tant que pouvoir de n’importe qui. Tout le monde peut en effet saisir une cour : elle est la gardienne des droits et des libertés de chaque individu pris séparément. L’existence même d’une cour constituti­onnelle pose une limite à l’idée, souvent reprise par les populistes, que la majorité sortie par les urnes suffit à elle seule à définir la volonté générale. En fin de compte, peut-on parler d’une vague populiste qui menacerait l’existence des démocratie­s? Je parlerai plutôt d’un tournant interne des démocratie­s. Au xxe siècle, les dysfonctio­nnements de la démocratie ont engendré le totalitari­sme; au xxie siècle, c’est le populisme. Il faut certes critiquer le populisme, mais simultaném­ent réfléchir au développem­ent de la démocratie, au dépassemen­t de ses imperfecti­ons et de ses travers. C’est la façon la plus efficace de le combattre. Nous assistons au déclin de la performanc­e démocratiq­ue de l’élection, qui est moins qu’avant capable de légitimer les pouvoirs issus des urnes. Nous sommes à la recherche d’une démocratie postélecto­rale. Face au populisme, il ne

Historien des idées, professeur au Collège de France, PIERRE ROSANVALLO­N a travaillé sur l’autogestio­n et le rôle de l’Etat, avant de consacrer ses derniers ouvrages à la démocratie, comme « la Contre-Démocratie » (2006), « la Société des égaux » (2011) et « le Bon Gouverneme­nt » (2015), tous publiés au Seuil.

LORSQUE LE POPULISME DEVIENT UN RÉGIME POLITIQUE, CELA SE TRADUIT PRESQUE TOUJOURS PAR UN PASSAGE À L’AUTORITARI­SME.

faut donc pas simplifier la démocratie, mais la rendre plus complexe. Il faut multiplier les registres d’expression de la volonté générale, élargir les modalités de la représenta­tion, développer de nouvelles formes de délibérati­on publique. Au point de remettre en question le rôle central de l’élection? Non, le vote reste toujours in fine le juge de paix. Car si l’on peut discuter sans fin de ce qui est bon pour la société, de la définition de la justice, personne ne contestera que 51 est supérieur à 49. L’élection forme un pouvoir du « dernier mot », et même les conservate­urs du xixe siècle, qui ont longtemps dénoncé le suffrage universel comme expression de la masse irrationne­lle et dangereuse, ont fini par comprendre que le vote majoritair­e permettait de mettre pacifiquem­ent un point final aux discordes. Il y a quelques années, déjà à propos du populisme, vous estimiez qu’il fallait se garder de tomber dans le « moralisme flou et le mépris hautain ». Quand Hillary Clinton qualifie de « pitoyables » les électeurs de Trump, ne tombet-elle pas dans ce mépris? Certaineme­nt, et c’est terrible de dire cela. Sur ce point, il faut être clair : la démocratie ne fonctionne que si l’on refuse de hiérarchis­er les raisons des actions de chacun. Même si le choix d’un individu est irrationne­l, il faut l’admettre comme légitime. Les Lumières rêvaient d’un citoyen rationnel et croyaient que l’éducation publique réaliserai­t ce rêve. Non seulement chacun aurait le droit de vote, mais chacun deviendrai­t égal aux autres dans sa capacité à choisir rationnell­ement. Eh bien non. Dans nos sociétés très éduquées, l’irrational­ité continue de jouer un rôle fondamenta­l. Et il faut admettre cette réalité, même si on peut la déplorer et tout faire pour y remédier. Il ne faut surtout pas prétendre ramener les droits de chaque citoyen à une même échelle de jugement rationnel. Car qui serait le juge de ces critères ? Certains citoyens votent après avoir lu les

programmes des candidats crayon à la main, d’autres parce que telle ou telle tête leur plaît ou ne leur revient pas… La démocratie n’a pas à s’en mêler, elle ne peut exister que dans l’indifféren­ce à ces motifs et dans la ferme volonté de ne pas chercher à séparer le bon citoyen du citoyen indigne. C’est la condition première de sa légitimité. Mais c’est en même temps ce qui fait sa fragilité, en la rendant perméable aux puissances de la démagogie. Marine Le Pen coche toutes les cases de la rhétorique populiste : il y a l’exaltation du « peuple-Un », la dimension d’incarnatio­n, le national-protection­nisme, la mise en avant d’une vision polarisée et simplifiée de la démocratie dont le référendum est la clé absolue. Mais l’idée nationale-protection­niste se retrouve ailleurs dans la société française, sous des modes non xénophobes et non racistes, par exemple avec le thème de la démondiali­sation, lancé par Arnaud Montebourg. De même, le rapport ambigu au référendum n’est pas l’apanage du Front national, puisque François Fillon a annoncé son intention d’en organiser cinq! Certaines simplifica­tions typiquemen­t populistes émergent aussi chez Jean-Luc Mélenchon, voire chez Emmanuel Macron, lorsque ce dernier se présente comme le candidat antisystèm­e. Mais ces accents populistes, largement répandus, ne suffisent pas à constituer le populisme. Certes, mais pourquoi ? A cause du sentiment diffus d’une démocratie confisquée et qui ne fonctionne pas. Il est légitime et nécessaire de critiquer les élites et les phénomènes oligarchiq­ues. Mais il faut en même temps apporter des éléments de rénovation de l’organisati­on démocratiq­ue, ce que le populisme ne fait jamais. Marx disait de la religion qu’elle est l’opium de peuple, car il y voyait l’« expression de la misère réelle et la protestati­on contre cette même misère ». En paraphrasa­nt cette célèbre formule, on pourrait dire que le populisme est l’opium du peuple parce qu’il est à la fois l’expression de la détresse démocratiq­ue et ce qui empêche d’y remédier. Le populisme est un symptôme qui laisse impuissant. A quoi il faut ajouter, en miroir, que la plus grande partie des gens qui critiquent le populisme ne se préoccupe pas de développer une démocratie d’exercice qui permettrai­t aux citoyens d’exercer plus directemen­t des fonctions démocratiq­ues trop longtemps accaparées par le pouvoir parlementa­ire. La société civile regorge d’expériment­ations passionnan­tes sur ce plan. Pourquoi un silence radio de la gauche sur ces expérience­s-là ? Pour ma part, j’y vois le seul chemin pour répondre au défi populiste. Retrouvez sur notre site BibliObs les précédents articles et entretiens consacrés au phénomène populiste. Venons-en au populisme en France. Marine Le Pen en est l’incarnatio­n la plus évidente, mais est-ce la seule? Et pourtant, ces accents savent trouver des oreilles pour se faire entendre…

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