Populisme Pierre Rosanvallon : « Une grande détresse démocratique ». « Le risque, c’est le national-catholicisme ». Entretien avec Andrea Riccardi
Nouveau volet de notre enquête sur le populisme : pour Pierre Rosanvallon, le phénomène traduit les profonds dysfonctionnements de nos systèmes politiques. “Nous sommes à la recherche d’une démocratie postélectorale”, estime l’historien des idées
Depuis l’élection de Donald Trump, la notion de « populisme » a connu une brutale explosion de popularité. Est-ce un simple effet de mode? Si le populisme est à l’ordre du jour, c’est parce que la démocratie ne tient pas ses promesses. La classe politique s’est coupée de la société. Elle a pris le visage d’une partitocratie ou d’une oligarchie gouvernante, et les citoyens ont le sentiment de ne plus être écoutés, et encore moins représentés, d’être délaissés en matière économique et sociale. L’actualité du populisme, c’est l’actualité d’une fatigue démocratique, c’est l’ombre noire des dysfonctionnements démocratiques.
On dénonce avec véhémence le populisme, mais sa définition est très floue. Comment le définissez-vous? Je distingue trois usages différents de la catégorie « populisme ». Elle peut désigner un style politique, une rhétorique politique ou un régime politique. Parler d’un style populiste renvoie à un comportement démagogique, à des promesses irréalisables. Par ailleurs, la dénonciation du style populiste voisine souvent, en filigrane, avec la vision méprisante d’un peuple-populace irrationnel et malléable. En cela, le populisme comme style est une notion problématique, plus polémique que descriptive, utilisée pour disqualifier un camp, une personne ou une population. Finalement, cette définition apparaît comme floue et très pauvre. Votre deuxième niveau est celui de la rhétorique… Là, je crois qu’on peut parler de façon rigoureuse du populisme. La rhétorique populiste se caractérise par sa façon d’apporter une réponse discutable et dangereuse à une question légitime : celle de l’insatisfaction démocratique. Cette réponse est dangereuse parce qu’elle procède de plusieurs simplifications. Tout d’abord, les groupes sociaux sont réduits aux seules figures du « peuple » et des « élites » (définies de façon très floue), les multiples divisions sociales étant de fait niées pour exalter un peuple conçu comme un bloc homogène. Cette conception ouvre la prétention du leader populiste à représenter à lui seul le peuple tout entier, à l’incarner.Un autre élément de la rhétorique populiste consiste à simplifier l’exercice de la souveraineté du peuple. Carl Schmitt parlait de la « démocratie d’acclamation » : c’est un type de démocratie directe et immédiate qui s’épargne le filtre des institutions démocratiques complexes et préfère l’acclamation du chef et le recours au référendum, par opposition à ce que j’appelle pour ma part la « démocratie d’exercice », qui suppose au contraire la démultiplication des formes de souveraineté.
Enfin, dans la rhétorique populiste, l’émancipation passe par le combat contre les ennemis du peuple, que ce soit l’étranger, l’immigré, le réfugié, avec tout ce que cela implique de xénophobie et de « nationalprotectionnisme » (à ne pas confondre avec des éléments techniques de politique protectionniste, qui sont tout à fait légitimes). Opposition peuple-élite, exaltation du référendum et national-protectionnisme : voilà les trois dominantes de la rhétorique populiste. A cette aune, on voit que le populisme peut être de droite autant que de gauche. La grande différence concerne la redistribution des richesses : quoi que l’on pense de lui, nul ne niera que Chávez, populiste archétypique, de gauche, a redistribué la rente pétrolière (avant, il est vrai, de faire s’effondrer l’économie), alors que Poutine, populiste de droite, ne redistribue rien. Avec Chávez et Poutine, on entre dans la catégorie des leaders populistes devenus chefs d’Etat. Est-ce que le fait d’accéder au pouvoir change le discours d’un populiste? Lorsque le populisme devient un régime politique, cela se traduit dans presque tous les cas par un passage à l’autoritarisme. On voit comment les régimes de Chávez, d’Erdogan, d’Orbán ou le PiS polonais sont devenus autoritaires, en général en modifiant la Constitution. Parvenue à ce stade, la rhétorique populiste devient une figure de légitimation du régime autoritaire. « L’atmosphère populiste » contribue en elle-même à une dégradation des démocraties, même si elle ne donne pas naissance à un régime populiste à proprement parler. A cet égard, le cas de Trump est intéressant. Durant sa campagne, il a manié la rhétorique populiste classique. Est-ce que cela en fait un nouveau Chávez ou un nouveau Poutine ? Je ne crois pas. Car, pour passer au régime populiste, il lui faudrait changer la Constitution de son pays. Or, aux Etats-Unis, cela est quasiment impossible. Il n’en reste pas moins qu’il participe par son discours et ses foucades à une destruction de la vie démocratique. Dans vos travaux sur la démocratie, vous accordez une grande importance aux cours constitutionnelles. Sont-elles les garde-fous du populisme? Les leaders populistes ont en commun de détester les cours constitutionnelles, et ils n’ont de cesse, lorsqu’ils accèdent aux responsabilités, qu’elles ne soient disqualifiées. Or, qu’est-ce qu’une cour constitutionnelle ? Elle a une fonction représentative, celle d’être la mémoire de la volonté générale, de ses principes fondateurs. C’est aussi l’expression de la volonté générale en tant que pouvoir de n’importe qui. Tout le monde peut en effet saisir une cour : elle est la gardienne des droits et des libertés de chaque individu pris séparément. L’existence même d’une cour constitutionnelle pose une limite à l’idée, souvent reprise par les populistes, que la majorité sortie par les urnes suffit à elle seule à définir la volonté générale. En fin de compte, peut-on parler d’une vague populiste qui menacerait l’existence des démocraties? Je parlerai plutôt d’un tournant interne des démocraties. Au xxe siècle, les dysfonctionnements de la démocratie ont engendré le totalitarisme; au xxie siècle, c’est le populisme. Il faut certes critiquer le populisme, mais simultanément réfléchir au développement de la démocratie, au dépassement de ses imperfections et de ses travers. C’est la façon la plus efficace de le combattre. Nous assistons au déclin de la performance démocratique de l’élection, qui est moins qu’avant capable de légitimer les pouvoirs issus des urnes. Nous sommes à la recherche d’une démocratie postélectorale. Face au populisme, il ne
Historien des idées, professeur au Collège de France, PIERRE ROSANVALLON a travaillé sur l’autogestion et le rôle de l’Etat, avant de consacrer ses derniers ouvrages à la démocratie, comme « la Contre-Démocratie » (2006), « la Société des égaux » (2011) et « le Bon Gouvernement » (2015), tous publiés au Seuil.
LORSQUE LE POPULISME DEVIENT UN RÉGIME POLITIQUE, CELA SE TRADUIT PRESQUE TOUJOURS PAR UN PASSAGE À L’AUTORITARISME.
faut donc pas simplifier la démocratie, mais la rendre plus complexe. Il faut multiplier les registres d’expression de la volonté générale, élargir les modalités de la représentation, développer de nouvelles formes de délibération publique. Au point de remettre en question le rôle central de l’élection? Non, le vote reste toujours in fine le juge de paix. Car si l’on peut discuter sans fin de ce qui est bon pour la société, de la définition de la justice, personne ne contestera que 51 est supérieur à 49. L’élection forme un pouvoir du « dernier mot », et même les conservateurs du xixe siècle, qui ont longtemps dénoncé le suffrage universel comme expression de la masse irrationnelle et dangereuse, ont fini par comprendre que le vote majoritaire permettait de mettre pacifiquement un point final aux discordes. Il y a quelques années, déjà à propos du populisme, vous estimiez qu’il fallait se garder de tomber dans le « moralisme flou et le mépris hautain ». Quand Hillary Clinton qualifie de « pitoyables » les électeurs de Trump, ne tombet-elle pas dans ce mépris? Certainement, et c’est terrible de dire cela. Sur ce point, il faut être clair : la démocratie ne fonctionne que si l’on refuse de hiérarchiser les raisons des actions de chacun. Même si le choix d’un individu est irrationnel, il faut l’admettre comme légitime. Les Lumières rêvaient d’un citoyen rationnel et croyaient que l’éducation publique réaliserait ce rêve. Non seulement chacun aurait le droit de vote, mais chacun deviendrait égal aux autres dans sa capacité à choisir rationnellement. Eh bien non. Dans nos sociétés très éduquées, l’irrationalité continue de jouer un rôle fondamental. Et il faut admettre cette réalité, même si on peut la déplorer et tout faire pour y remédier. Il ne faut surtout pas prétendre ramener les droits de chaque citoyen à une même échelle de jugement rationnel. Car qui serait le juge de ces critères ? Certains citoyens votent après avoir lu les
programmes des candidats crayon à la main, d’autres parce que telle ou telle tête leur plaît ou ne leur revient pas… La démocratie n’a pas à s’en mêler, elle ne peut exister que dans l’indifférence à ces motifs et dans la ferme volonté de ne pas chercher à séparer le bon citoyen du citoyen indigne. C’est la condition première de sa légitimité. Mais c’est en même temps ce qui fait sa fragilité, en la rendant perméable aux puissances de la démagogie. Marine Le Pen coche toutes les cases de la rhétorique populiste : il y a l’exaltation du « peuple-Un », la dimension d’incarnation, le national-protectionnisme, la mise en avant d’une vision polarisée et simplifiée de la démocratie dont le référendum est la clé absolue. Mais l’idée nationale-protectionniste se retrouve ailleurs dans la société française, sous des modes non xénophobes et non racistes, par exemple avec le thème de la démondialisation, lancé par Arnaud Montebourg. De même, le rapport ambigu au référendum n’est pas l’apanage du Front national, puisque François Fillon a annoncé son intention d’en organiser cinq! Certaines simplifications typiquement populistes émergent aussi chez Jean-Luc Mélenchon, voire chez Emmanuel Macron, lorsque ce dernier se présente comme le candidat antisystème. Mais ces accents populistes, largement répandus, ne suffisent pas à constituer le populisme. Certes, mais pourquoi ? A cause du sentiment diffus d’une démocratie confisquée et qui ne fonctionne pas. Il est légitime et nécessaire de critiquer les élites et les phénomènes oligarchiques. Mais il faut en même temps apporter des éléments de rénovation de l’organisation démocratique, ce que le populisme ne fait jamais. Marx disait de la religion qu’elle est l’opium de peuple, car il y voyait l’« expression de la misère réelle et la protestation contre cette même misère ». En paraphrasant cette célèbre formule, on pourrait dire que le populisme est l’opium du peuple parce qu’il est à la fois l’expression de la détresse démocratique et ce qui empêche d’y remédier. Le populisme est un symptôme qui laisse impuissant. A quoi il faut ajouter, en miroir, que la plus grande partie des gens qui critiquent le populisme ne se préoccupe pas de développer une démocratie d’exercice qui permettrait aux citoyens d’exercer plus directement des fonctions démocratiques trop longtemps accaparées par le pouvoir parlementaire. La société civile regorge d’expérimentations passionnantes sur ce plan. Pourquoi un silence radio de la gauche sur ces expériences-là ? Pour ma part, j’y vois le seul chemin pour répondre au défi populiste. Retrouvez sur notre site BibliObs les précédents articles et entretiens consacrés au phénomène populiste. Venons-en au populisme en France. Marine Le Pen en est l’incarnation la plus évidente, mais est-ce la seule? Et pourtant, ces accents savent trouver des oreilles pour se faire entendre…