Réalité virtuelle Le cinéma sans acteurs
L’actrice américaine Robin Wright vient de céder les droits de son image en 3D : elle n’a donc plus besoin d’apparaître en chair et en os dans les films. Va-t-on vers un cinéma synthétique? Enquête
Désormais, les progrès infinis de la technique permettent donc de tourner des films d’où le comédien est absent. Il suffit de créer un body double digital, et l’affaire est faite. L’avantage, évidemment, c’est que ce jumeau est moins cher, plus malléable, disponible jour et nuit, et souriant. Tout le contraire des vraies stars, dont les fantaisies, les cachets et les humeurs sont imprévisibles. On se souvient de Jennifer Lopez, à Paris, exigeant que sa loge soit peinte en blanc et inondée de fleurs blanches, faute de quoi elle bouderait. On raconte encore les caprices de Marilyn Monroe arrivant sur le plateau de « Certains l’aiment chaud » avec trois jours de retard, sous prétexte que son psy lui déconseillait de sortir du lit. On sait que Harvey Keitel, fervent amoureux de la méthode de l’Actors Studio, exige qu’on lui explique en détail les raisons de la présence de la salière, à gauche, dans cette scène de restaurant, sinon il est incapable de jouer la scène. Que des emmerdeurs et des emmerderesses, ces cabots ! L’ordinateur offre la solution : on scanne, on utilise.
Ainsi, pour son nouveau film, « Valérian et la Cité des mille planètes », qui sort le 26 juillet 2017, Luc Besson a-t-il pris la précaution de « doubler » ses acteurs, Dane DeHaan et Cara Delevingne, stockant leurs décalques dans un placard informatique. Inutile donc de les faire revenir pour des raccords ou des effets spéciaux : on dispose de leur copie intégrale, pour en faire ce qu’on veut. C’est pratique. En plus les comédiens deviennent immortels. Bientôt Dieu aura aussi son body double. Il pourra se reposer, et arrêter les âneries.
LEONARDO DICAPRIO ET KATE WINSLET INFORMATISÉS
Cette technique a débarqué au cinéma à la fin du siècle: dans les années 1990, les ordinateurs permettent déjà de greffer des têtes de dinosaures digitales sur les maquettes en carton, dans « Jurassic Park » ou « Coeur de dragon ». En 1995, pour « Judge Dredd », Sylvester Stallone doit faire des cascades à moto. Pas question évidemment de le laisser risquer sa vie, même sur une patinette. Jeff Kleiser, le directeur technique du film, trouve la solution: « Nous avons cyberscanné les visages des acteurs, puis nous avons sculpté des corps à échelle réduite… » Il a ensuite suffi de plaquer la gueule de Stallone sur ces poupées. Mieux: dans « Titanic », la fameuse scène où Leonardo DiCaprio et Kate Winslet s’embrassent sur la proue du paquebot, face à un océan sublime, est un trucage: les doubles informatiques des deux acteurs sont incrustés sur une maquette de bateau. Et je vous fais grâce des explications pour « Matrix », film des frères (devenus des soeurs) Wachowski ou des illusions magiques de « l’Etrange Histoire de Benjamin Button » de David Fincher. Comme le dit Andy Serkis, acteur qui passe son temps à travailler devant un écran bleu (c’est l’arrière-plan nécessaire pour fabriquer des effets spéciaux), et qui incarne César, le gorille de « la Planète des singes » : « Bientôt, nous ne serons plus que les doublures de nos doubles. » Il en rit, mais est-ce bien drôle?
« Le Congrès » (2013), le film d’Ari Folman, inspiré d’un livre de Stanislas Lem (génie de la SF, auteur de « Solaris »), marque une date: celle du basculement dans une autre dimension. C’est l’histoire d’une actrice sur le déclin (jouée par Robin Wright, qui porte le même nom dans le film) qui décide de vendre son double digital – pour toujours. Désormais, ce sera cet être fantomatique qui sera employé dans tous les films. Tandis que la véritable Robin Wright glissera dans l’âge mûr puis la vieillesse, la fausse Robin Wright restera idéalement jeune. Fiction ? Non ? Réalité. Car, comme l’explique Pierre Zandrowicz, réalisateur de « I, Philip », nouveau film en VR (Virtual Reality) : « Dans peu de temps, les films en réalité virtuelle, qui offrent une image dans laquelle le spectateur est immergé, auront besoin d’acteurs digitaux. Ce sera une nécessité. » Du coup, les sociétés spécialisées commencent à engranger des doubles : les acteurs, désormais, se mettent à vendre leur sosie. On arrive aussi à redonner du boulot à des comédiens morts. Ceux-ci étant nettement plus nombreux que les acteurs vivants, on n’a que l’embarras du choix.
“PLÂTRE DIGITAL” ET “MOTION CAPTURE”
Louise Brand et Jean-Marc Rulier, de la société 4DMax à Londres, sont les 3D Scanning Specialists. Ils ont notamment travaillé sur « Lucy » et « Valérian et la Cité des mille planètes », et
expliquent le processus : « On commence par faire un “plâtre digital” de la personne. Soit une réplique inanimée. Puis on l’anime grâce à la “motion capture”, technique largement utilisée. » Sur un fond neutre (bleu), l’acteur, revêtu d’une combinaison parsemée de points lumineux, se déplace. L’ordinateur enregistre les mouvements grâce à plusieurs centaines de caméras tout autour, et les traduit en algorithmes. Il suffit ensuite de fondre le « plâtre digital » et les mouvements. Opération encore compliquée, qui requiert une grande puissance de calcul. Résultat: un fantôme disponible, un Doppelgänger esclave. C’est ainsi qu’on a pu utiliser Humphrey Bogart, cinquante ans après sa disparition, pour une publicité d’imperméables. Il est désormais techniquement possible de tourner un film avec John Wayne, Rudolph Valentino et Rita Hayworth. La mort n’est plus un obstacle. Ainsi, lors du tournage de « Gladiator », le 2 mai 1999, Oliver Reed, qui incarne le dominus Proximo, est foudroyé par une crise cardiaque, à 61 ans. Que faire? Simple: créer un double numérique de son visage, et le suturer sur le corps d’un acteur vivant. Aussitôt dit, aussitôt fait. La résurrection coûte cher, alors : selon John Nelson, superviseur des effets visuels, le prix s’est élevé à 3,2 millions de dollars. Et, malgré tout, en regardant bien, on voit les raccords. Depuis, on a fait des progrès. Et la note est moins salée. Mais, ajoute Jean-Marc Rulier, « ça reste cher. Les prix vont descendre, cependant, l’utilisation d’un acteur pour un film entier reste la solution la moins onéreuse ». Pour l’instant.
Car l’avenir est déjà là : la société Eisko, à Paris, est spécialisée en doubles numériques. « Qu’il s’agisse de cinéma, de publicité ou de jeux vidéo, nous fournissons des personnages holographiques, dit Cédric Guiard, directeur d’Eisko. L’important, c’est que tout soit précalculé. Nous devons savoir ce que le réalisateur exige, quelles expressions, quelle action va être filmée. Il faut cent heures de travail pour une séquence… » Ainsi, pour la publicité Dior qui utilisait Marilyn, Marlene Dietrich et Grace Kelly, il a fallu s’appliquer pendant des mois et des mois… Les choix sont draconiens : veut-on faire de la 2D, de la 3D ? Qu’est-ce qui doit être digitalisé ? Les décors ou les personnages? Les objets ou la foule? Une fois ces choix effectués, il faut créer des logiciels ad hoc, qui permettent de travailler en finesse sur les détails. « Il y a des systèmes de capture pour la peau, les yeux, la bouche, les cheveux. Pour les émotions, aussi. Ainsi, Tom Cruise a été “capturé” trente fois. » Dans le dernier « Jack Reacher . Never go back », est-ce bien Tom qu’on voit à l’écran? Et, déjà, les producteurs de films pornos s’intéressent à la chose : offrir au quidam la possibilité d’avoir Jennifer Lawrence ou Scarlett Johansson dans sa chambre à coucher est tentant. Patience…
VAN DAMME DANS “OTHELLO” ?
« Aujourd’hui, il n’est pas encore possible de se passer d’un acteur. Mais un comédien peut déléguer son jeu à un tiers », reprend Cédric Guiard. Autrement dit: Jean-Claude Van Damme (c’est un exemple pris complètement au hasard) peut jouer « Othello ». Il suffit de reprendre la performance de Laurence Olivier, et de mettre le visage de JCVD, et hop, Othello devient aware. Tout est réalisable. Restent les problèmes bureaucratiques, comme d’habitude : il faut redéfinir le droit à l’image (peut-on employer le double numérique de Louis Jouvet dans un film olé olé ?), réinventer les contrats d’assurances (si Steven Seagal se foule une cheville alors que c’est son double qui travaille, qu’en est-il?). Et un acteur comme Robert De Niro (75 ans) peut-il être considéré comme retraité alors qu’on utilise son image d’il y a trente ans ? Ouh, bobo
la tête… La solution est en vue : les sociétés proposent déjà des « assistants virtuels » vocaux (type Siri) ou visuels. Ceux-ci sont chargés d’aplanir toutes les difficultés nées lors du tournage avec des éléments digitaux. No problemo, donc. Requiem pour le métier d’acteur ?
Doug Rand, comédien américain qui apparaît dans « I, Philip », est moins catégorique: « Travailler en VR, réalité virtuelle, ou pour une database de mouvements n’est pas forcément frustrant. Ça l’est si on se déconnecte et si on ne donne qu’une image froide. Mais si on doit donner des émotions, livrer une interprétation personnelle, c’est tout aussi passionnant. Tant qu’on reste dans l’artisanal, c’est satisfaisant. Non, le métier d’acteur n’est pas condamné, loin de là. » Reste le théâtre, aussi. Mais celui-ci est déjà en proie à la réalité virtuelle – de façon absolument passionnante. Ainsi, dans la boutique Samsung à New York, propose-t-on « The Experience » aux clients : il s’agit d’un mélange – très réussi – de cinéma en VR, et de théâtre avec des acteurs en chair et en os. Les deux se côtoient, se mélangent, se donnent la réplique. L’illusion – réalité authentique ou virtuelle – efface les frontières. Les acteurs, avec leurs body doubles, préfigurent-ils notre avenir ? Probablement. Demain, tous clonés ? Cet article a peut-être été écrit par Moi.2, mon frère virtuel.