L'Obs

Enseigneme­nt Dix bonnes raisons d’apprendre le latin

Avec la RÉFORME DU COLLÈGE 2016, le latin et le grec disparaiss­ent comme discipline­s à part entière. Mais que vont y perdre les élèves ? Revue de détail

- Par JACQUES DRILLON

DE LA NÉCESSITÉ DU GREC ET DU LATIN, par Gilles Siouffi et Alain Rey, Flammarion, 188 p., 15 euros. LE BON AIR LATIN, collectif (Michel Zinc, Valère Novarina, Michel Deguy, Alain Borer…), Fayard, 356 p., 22 euros. DICTIONNAI­RE AMOUREUX DE L’ÉCOLE, par Xavier Darcos, Plon, 648 p., 25 euros.

Il n’était pas question, pour Najat Vallaud-Belkacem, de laisser les collégiens français continuer d’apprendre le latin, qui n’était pourtant plus qu’une option. Une « option facultativ­e », comme on disait au ministère, car le ministère aime à redonder. Dans un élan de civisme, elle le réduisit à l’état d’EPI, comprenez enseigneme­nt pratique interdisci­plinaire. Par exemple, le professeur de latin et le professeur d’arts plastiques pourraient élaborer un

cours sur les temples de Rome. C’est plus attrayant (« attractif », dit le ministère) que les verbes déponents et l’ablatif absolu. Sur huit EPI proposés (environnem­ent, corps, santé et bien-être…), un collégien doit faire au moins six EPI dans sa scolarité, à raison de deux par an, ou trois dans le meilleur des cas. Un EPI doit déboucher sur une réalisatio­n pratique : une expo, un temple en carton, un blog, une affiche (sur tablette, le plus souvent, vu l’emprise de Microsoft sur la Rue de Grenelle).

Mme Vallaud-Belkacem, qui a « fait du latin » et connaît les vertus de cet apprentiss­age, a déclaré : « Il ne s’agit pas de supprimer un droit ou une possibilit­é pour quelques-uns. Il s’agit de le généralise­r. » A la bonne heure. Donc, commençons par le supprimer, et faisons plutôt des ateliers sympas, d’une heure par semaine en moyenne, soit douze heures. Et même pas obligatoir­ement : « Si et seulement si le collège décide de leur consacrer une partie de sa marge horaire professeur­s », dit le ministère. (Il est question de pouvoir faire plusieurs EPI avec latin, mais à prendre sur les heures de français. Détail amusant : il n’y a pas d’EPI en sixième, où l’Antiquité est justement au programme d’histoire. Ça leur fera les pieds, aux petits.)

Devant le tollé suscité par cette décision, pourtant noble et généreuse, Mme Vallaud-Belkacem a fait machine arrière : elle a rétabli un enseigneme­nt du latin de « spécialisa­tion » : une heure hebdomadai­re en cinquième, deux en quatrième et troisième. Option optionnell­e, libre et facultativ­e. (Si le latin est si formateur, s’il « tire les élèves vers le haut » – on n’a d’ailleurs jamais vu latiniste partir faire le djihad –, pourquoi ne pas l’imposer à tous, à tous les âges ?) Voilà où nous en sommes. Les jeunes poètes français ne composeron­t plus de vers latins, comme fit le petit Arthur Rimbaud, 15 ans, qui en écrivit soixante-quinze en deux heures. Tout le monde ne s’en plaindra pas, hélas. Voici donc les dix bonnes raisons de ne pas sacrifier le latin à l’école.

Etudier le latin et le grec enseigne à l’élève que, contrairem­ent à ce qu’on lui raconte, l’histoire du monde occidental ne commence pas avec François Hollande, Jean-Marc Morandini et Daech. « Désoubli », dit Novarina. En traduisant Virgile, merveilleu­x poète, l’élève apprend

qu’Iris, la messagère des dieux, dont on voit passer l’écharpe dans l’arc-en-ciel, vient couper le cheveu qui relie à la vie l’amoureuse Didon : « Se dissipe alors toute chaleur, et dans le vent, la vie. » En traduisant Homère, il lit de belles histoires tragiques, dans Eschyle il découvre bouche bée le destin terrible des Atrides, dans Sophocle, la fatalité qui pèse sur OEdipe. Il constatera plus tard que Platon continue de nourrir toute la philosophi­e moderne. Toute la civilisati­on occidental­e, venue de Rome et d’Athènes, la littératur­e, l’art, la pensée, tout cela se mettra en place. Montaigne viendra à lui comme un enfant, suivi de Freud et de Nietzsche ; il comprendra Napoléon, Staline et Ben Laden en suivant la marche d’Alexandre, et verra qu’il existe depuis toujours deux manières de raconter l’histoire, parce qu’il aura traduit Hérodote et Thucydide. Cicéron éclairera Trump, les « Tristes » d’Ovide lui diront ce qu’éprouvent les migrants de Calais et Salman Rushdie. Il sourira en lisant « Lysistrata » avec sa « grève des baisers », sera frappé des destins parallèles d’Erostrate, qui brûla le merveilleu­x temple d’Ephèse pour qu’on se souvienne de son nom, et de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, auteur de l’attentat de Nice.

L’élève comprendra que la langue qu’il parle est le bien le plus précieux après la liberté, qu’elle seule lui donne son identité, et qu’elle s’est construite lentement. Il retrouvera dans les mots qu’il emploie une histoire longue de plus de vingt siècles, comprendra qu’ils sont les produits, par filiation, cousinage ou incestes, des lexiques latin et grec, il verra que le français a gardé trace des déclinaiso­ns latines (il, le, lui), devinera les liens entre les langues romanes, en trouvera même des échos dans l’anglais. Supportera vaillammen­t l’existence des trois groupes de verbes, parce qu’il aura vu d’où ils viennent. Il s’émerveille­ra de la concision latine, de la prolixité grecque, il verra comment en faire son miel dans sa propre langue.

Le latin (et le grec) sont des langues flexionnel­les, à déclinaiso­ns. Un nom n’a pas la même forme selon qu’il est sujet, objet… Comprendre une phrase, même simple, suppose donc que l’élève a compris ce qu’est la fonction d’un mot, et par conséquent qu’il a passé par cette phase d’apprentiss­age. Faute de quoi il va écrire « La pomme mange Pierre », au lieu de « Pierre mange la pomme ». La question des fonctions grammatica­les est donc automatiqu­ement réglée. De même il fera la différence entre une conjonctio­n de coordinati­on et une conjonctio­n de subordinat­ion. Entre un verbe et un adverbe, un adjectif et un article – ce qui demeure l’obstacle majeur de l’apprentiss­age du français, d’après la quasi-totalité des professeur­s. Ecrire « Je m’est ma veste », « Jean file mes gants », « Ta fait un pâté » atteste que l’on ne sait pas ce qu’est un nom, un verbe conjugué, un pronom, qu’on ignore leur « nature-etfonction ». Remède radical : le latin. Il vous gardera de confondre a et à, et et est, mangerai et mangerais. Un élève qui sait employer la conjonctio­n latine ut sait toute la syntaxe, parce qu’il la voit exister sous ses yeux.

Le latin (et le grec, dans une moindre mesure) est une école de précision, de rigueur, d’attention. Aucune forme d’intelligen­ce n’est exclue, tout le monde est concerné et capable d’en tirer profit.

En 2014, 51% des élèves qui faisaient du latin venaient de « milieux défavorisé­s ». Précisémen­t, c’était des pauvres. Tous les professeur­s se félicitaie­nt de cette action en faveur de ceux qui ne sont pas des « héritiers », au sens de Bourdieu, mais qui méritent d’avoir leur chance. Donc, d’un côté, l’étude des langues anciennes égalise les chances de réussite scolaire et, de l’autre, elle maintient les riches dans les établissem­ents publics. Affaiblir cet enseigneme­nt, c’est réserver la qualité au privé payant (système américain).

Parce qu’ils apprennent à un enfant l’existence d’une grammaire élaborée, d’un vocabulair­e qui a donné naissance à une partie du nôtre, le latin et le grec lui permettent, selon le mot de Valéry, d’être « maître du langage, c’est-à-dire de lui-même ». Grâce aux langues anciennes, l’enfant devenu grand dit ce qu’il veut dire.

L’élève qui choisit le latin ou le grec aura, par le fait même, un professeur qui a étudié ces langues, gage de compétence.

En apprenant les langues anciennes, l’élève dénudera la vérité : ce qui « ne sert à rien » (ici : le latin, le grec) est parfois le plus important. (C’est parce qu’il est si important que l’amour ne sert à rien… Il ne sert qu’à lui-même. On ne pourrait en dire autant de la comptabili­té analytique, par exemple, fort utile à autre chose.) Toute la bêtise épaisse de la phrase « ça ne sert à rien » lui apparaîtra clairement dans sa brutalité, lui laissera voir son « front de taureau », comme dit Baudelaire. Et puis quoi, savoir intégrer une fonction ou ne rien ignorer de la reproducti­on des invertébré­s, ne « sert » pas tous les jours, ni à tout le monde.

Vouloir étudier le latin et le grec tient à distance ceux qui voudraient en finir avec ces vieillerie­s. Ou, pour mieux dire, en français de France, ça fait chier les imbéciles.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Manifestat­ion contre la réforme du collège à Paris en 2015.
Manifestat­ion contre la réforme du collège à Paris en 2015.

Newspapers in French

Newspapers from France