FMI Christine Lagarde veut s’attaquer aux inégalités
La directrice générale du Fonds monétaire international, Christine Lagarde, entend favoriser une croissance plus “inclusive”, mais elle défend la poursuite de la globalisation
L’élection de Donald Trump, le Brexit, la poussée des mouvements populistes ou nationalistes en Europe et ailleurs…, n’est-ce pas le signe que le modèle économique dominant, dont le FMI est un des symboles, ne fonctionne pas? Donald Trump a misé avec succès sur les frustrations générées par la diminution de la classe moyenne, l’augmentation des inégalités, la baisse de la rémunération du travail. Il y a répondu par la promesse de créer de nouveau des emplois dans des zones affectées par le commerce international ou la robotisation.
Son élection et le Brexit ont en commun une volonté de repli à l’intérieur des frontières, soit par le rapatriement d’unités de production [cas des Etats-Unis, NDLR], soit par un meilleur contrôle de l’immigration en provenance d’Europe centrale [cas de la GrandeBretagne, NDLR]. Cela condamne-t-il un système économique largement fondé sur le commerce international? Je ne le pense pas. En revanche, cela nécessite impérativement d’en repenser les conséquences, sur l’ensemble des pays du monde. Au FMI, nous insistons depuis longtemps sur la nécessité d’une croissance inclusive. Nous avons établi depuis au moins quatre ans le fait que plus les inégalités de revenus et d’opportunités sont fortes, moins la croissance est équilibrée et durable. Cela nécessite des mesures, qui n’ont pas été mises en oeuvre. Nous avions espéré que le commerce mondial, qui a sorti des centaines de millions de gens de la pauvreté et a accru le pouvoir d’achat dans les pays avancés, permettrait aussi de répondre aux difficultés de ceux qui perdent leur emploi, or cela n’a pas été le cas. C’est ce qu’il faut désormais prendre en considération. Que peut faire le FMI pour réduire les inégalités? On dispose de trois leviers : l’analyse économique, la surveillance qui nous permet de donner des conseils, les programmes de financement pour les pays en grande difficulté, assortis de recommandations. Nous devons nous atteler à la lutte contre les inégalités, en coordination avec l’OCDE, l’OIT ou l’OMC (1). Pendant longtemps, l’analyse du FMI portait essentiellement sur la politique monétaire et la politique budgétaire. Désormais, nous examinons des dimensions inhabituelles : la contribution des femmes à l’activité, les investissements dans la santé ou dans l’éducation, en particulier celle des tout jeunes enfants… En Egypte, le programme qu’on vient d’approuver prévoit de faciliter les gardes d’enfants et le transport des femmes sur leur lieu de travail. Pour une croissance plus « inclusive », il y a aussi la redistribution… Bien sûr ! Dans le cas des Etats-Unis, par exemple, nous avons recommandé l’augmentation du salaire minimum, qui est une forme de redistribution par le système privé, et la distribution par l’Etat d’un complément de revenu aux foyers les plus modestes. Dans un article récent (2), intitulé « Le néolibéralisme survendu? », trois économistes du FMI se sont livrés à une critique des politiques de libéralisation ou d’austérité parfois recommandées. Partagez-vous cette autocritique? « Néolibéralisme » est un mot chargé de connotations. L’article dont vous parlez ne se livre pas à la « révision déchirante » qu’on lui a prêtée. Il s’inscrit dans la réflexion que nous menons sur le lien entre inégalités et croissance. Le FMI n’a pas pour autant abandonné sa conviction que les échanges internationaux sont nécessaires ou que l’activité commerciale est plus efficace dans le cadre du marché. Pas d’autocritique, donc? Mais on passe notre temps à faire de l’autocritique! Nous avons même, à l’intérieur de la maison, un département qui s’y consacre, sur lequel je n’ai aucune autorité, l’IEO (Independent Evaluation Office). Ils se sont saisis des erreurs de prévision du FMI, de la qualité de la surveillance économique et de bien d’autres sujets. Nous parlons d’une autocritique plus générale. Est-ce que le « consensus de Washington » – libéralisation du commerce et des mouvements de capitaux, privatisations, rigueur budgétaire –, que portait le FMI, était erroné? Quand je vous dis qu’il existe tout un pan des conséquences du commerce international qu’on n’a pas exploré, c’est une autocritique! Quand Olivier Blanchard [ancien économiste en chef du FMI, NDLR] a, en 2012, constaté qu’on avait sous-estimé l’impact
“PLUS LES INÉGALITÉS DE REVENUS ET D’OPPORTUNITÉS SONT FORTES, MOINS LA CROISSANCE EST ÉQUILIBRÉE ET DURABLE.”
négatif des mesures d’austérité que l’on recommandait dans des contextes de faible croissance, c’était de l’autocritique! Etant donné le discours ambiant, ce contrecoup de la révolution libérale portée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher… Bill Clinton était complètement partie prenante aussi, ne l’oubliez pas… … ne pensez-vous pas qu’on est arrivé à la fin d’un cycle? D’abord, le « discours ambiant » sur la globalisation, certes important, ne concerne que les pays avancés. En Chine, en Inde, en Amérique latine, la globalisation ne fait pas débat : elle est considérée comme un facteur positif qui a permis de sortir de la pauvreté et de faire émerger des classes moyennes.
Ce qui me frappe, c’est de constater que ces pays en développement et émergents représentent désormais 60% de l’économie mondiale et 80% de la croissance. Je ne sais pas si c’est un changement de cycle, mais c’est un renversement des rôles. Cela entraîne forcément des révisions importantes sur la production, l’investissement, la recherche. Le basculement est également démographique : certains pays voient leur population diminuer, comme le Japon, l’Allemagne, l’Italie, et maintenant la Chine, qui est en train de s’en émouvoir. On parle aujourd’hui de « démondialisation », à la fois pour constater le ralentissement de la croissance du commerce mondial et la montée de politiques protectionnistes, comme celle que prône Donald Trump. Cette évolution vous inquiète-t-elle? La croissance du commerce international était de plus de 7% jusqu’en 2008, elle est maintenant évaluée autour de 2%, soit en dessous du taux de croissance. La baisse de la demande liée à la crise explique l’essentiel de ce phénomène, à hauteur de 80%. Mais le tarissement des efforts pour ouvrir les économies et de nouvelles mesures protectionnistes ont aussi joué un rôle. Nous devons relancer la machine, car imaginer qu’on puisse développer des économies qui en ont besoin sans l’aide du commerce international est illusoire. Que fait le FMI en Grèce et plus généralement dans la zone euro? Si c’est leur souhait, les dirigeants des pays de la zone euro peuvent s’organiser sans l’aide du FMI. Mais je suis saisie d’une demande du gouvernement d’Alexis Tsipras. Et vous n’êtes pas sans savoir que l’Allemagne et quelques autres sont soucieux de voir le FMI à bord. La Grèce va-t-elle vivre une punition continuelle? Nous avons jugé convenables les mesures promises par les Grecs pour dégager un excédent budgétaire primaire de 1,5% du PIB, qui nous semble un effort suffisant. Les amis européens, eux, demandent un excédent de 3,5%, ce qui nous semble hors de portée. Pour ce qui est de la dette, nous pensons qu’elle doit être aménagée, sur une période très longue avec des taux très bas. Or ce n’est pas dans les plans des Européens. La place des femmes dans l’économie est l’un des axes forts de votre deuxième mandat. Quel est l’enjeu? J’ai réussi à convaincre les économistes du FMI, qui sont encore à 72% des hommes, puis les membres du conseil d’administration, que la place des femmes était une dimension impérative du développement. Une meilleure participation des femmes augmente la croissance et les revenus par habitant, favorise la diversification des activités, réduit les inégalités… Nous devons donc inciter les pays à changer leur droit. Savez-vous que 90% des pays du monde contiennent dans leur législation, voire dans leur Constitution, des discriminations à l’égard des femmes? C’est renversant.
Dans les années 1990, le Pérou a changé sa Constitution pour abroger tout texte ayant pour effet de les discriminer. Cela s’est traduit dans les cinq années suivantes par une augmentation de la participation des femmes au marché du travail et un début de la réduction de l’écart de salaires.