L'Obs

Le dessous des cartes Hamilton, 40 ans de silence

Le célèbre photograph­e est mort. Sa disparitio­n empêche ses ex-modèles, qui l’accusent de viol, de porter plainte. Et laisse beaucoup de questions en suspens

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Maintenant qu’il n’est plus là, comment percer le mystère Hamilton ? Outre Flavie Flament, quatre femmes ont raconté à « l’Obs » avoir été violées par le photograph­e. Des agressions qui s’étalent sur trente-sept ans, entre 1967 et 2004, au Cap d’Agde, à Ramatuelle et à Paris. Il n’est plus là, mais les questions restent, obsédantes, dérangeant­es : et les autres ? Combien de très jeunes filles blondes, de milieu populaire, françaises ou étrangères, se sont brûlées d’avoir trop approché la star mondiale ? Comment expliquer que personne pendant toutes ces années n’ait rien dit, ni vu, ni su ?

Le silence. Il y a d’abord celui des victimes. Elles nous l’ont expliqué, chacune avec ses mots. La honte, la peur d’être grondée, l’incapacité de dire. La pudeur, en ce début de puberté où il est si compliqué de parler à ses parents. La croyance aussi qu’elles pourraient vivre avec ce souvenir enfoui. L’amnésie, pour certaines. « Une fois enfermée dans le silence, on se construit sa propre prison », témoigne Elodie. Des génération­s de parents n’ont pas vu. Aveuglés, sans doute, par les paillettes de la notoriété. Les amis n’ont pas su. David Hamilton était très secret, n’invitait pas chez lui. Mylène, sa copine photograph­e au Cap d’Agde, dit tomber des nues : « C’était des gamines ! » P., à Ramatuelle, en a vu passer, des filles, depuis cinquante ans qu’il fréquente David. Il se souvient bien d’Elodie, qu’il trouvait « très belle ». Il savait qu’il n’y avait qu’un lit, dans le studio du photograph­e à Montparnas­se, où Elodie allait passer la semaine. Elle avait 15 ans, le photograph­e 71. Il n’a pas vu la souffrance. Ni qu’elle scarifiait « ses jambes et son sexe, pour être laide et empêcher les séances photo », comme elle nous le raconte. Ni que dans cet appartemen­t même où le photograph­e s’est suicidé, elle a voulu se jeter par la fenêtre : « Je me suis dit : “S’ils me trouvent par terre en culotte, peut-être qu’ils verront enfin?” » P. a une fille. L’aurait-il laissée poser pour son ami David? « Jamais ! », répond-il.

Le silence, c’est celui que nous avons collective­ment entretenu, galeristes, éditeurs, journalist­es, acheteurs, voyeurs, en portant un regard complaisan­t sur ces photos dites « érotiques » de jeunes filles à peine pubères, avec leurs légendes explicites : « le Fruit défendu », « l’Objet du désir ». En ne sursautant pas quand le photograph­e racontait dans les journaux que les filles étaient plus « dégourdies » après ses séances photo, que « [son] appareil photo [lui] a bien servi » ou que « Dutroux a tout foutu en l’air ». En lisant sans sourciller ses contes érotiques où de vieux messieurs léchaient obsessionn­ellement de jeunes vierges. On pourra dire que l’art, ce n’est pas la réalité. Que la période contempora­ine est trop morale. Mais on parle de jeunes filles de 13 à 15 ans. Le crime était là sous nos yeux, à ciel ouvert, et on n’a pas vu.

Au moins deux femmes ont tenté d’ouvrir une brèche. Alice a porté plainte en 1997. Elodie en 2008. Les deux ont été déboutées. Pourquoi? A lire les pièces du dossier, parce qu’elles ont accepté de continuer à faire des photos avec le photograph­e, même après avoir été agressées. Niées par la justice, Elodie et Alice sont retournées à leur solitude cabossée. Puis Flavie Flament a écrit dans un livre ce qu’elle ne pouvait pas dire devant la justice, les faits étant pour elle trop anciens, prescrits. Alice, Elodie, Lucie, Constance se sont senties regonflées. Enfin, la parole se libérait. Mais vendredi soir, la nouvelle est tombée. Le choc. La tristesse, la colère face à ce que Flavie Flament a appelé « la lâcheté du photograph­e », qui « nous condamne à nouveau au silence et à l’incapacité de le voir condamné ». De nouveaux témoignage­s nous arrivent déjà, qui confortero­nt les premiers. Mais seront-ils entendus maintenant qu’il n’est plus là? Flavie Flament martèle que « le combat continue ». Pas celui contre David Hamilton, qui est perdu. Mais celui contre le silence qui, lui, reste à gagner.

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David Hamilton, ici en juin dernier, a été retrouvé mort à son domicile parisien le 25 novembre.

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