L'Obs

Presse Asli Erdogan : « J’étais la cible idéale »

La ROMANCIÈRE TURQUE du “Bâtiment de pierre” a été arrêtée le 16 août à Istanbul. Malgré le soutien de nombreux écrivains, elle risque la prison à vie

- Par THOMAS TISSAUD

« DÉSORMAIS MÊME LE SILENCE NE T’APPARTIENT PLUS », par Asli Erdogan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 128 p., 15 euros (à paraître le 4 janvier 2017).

Le 16 août dernier à Istanbul, dans le quartier de Mecidiyekö­y, Asli Erdogan arrosait ses plantes quand elle a vu débarquer des policiers encagoulés. Elle est accusée de faire partie « d’une organisati­on terroriste armée » et de se livrer à la « propagande en faveur d’une organisati­on terroriste. » Les preuves ? Ses notes de travail et trois de ses livres, traitant des massacres des Kurdes et des Alevis, qui ont été saisis lors de son arrestatio­n. Elle qui avait dénoncé dans un roman, en 2013, les conditions de détention en Turquie, se trouve donc enfermée à son tour, dans la prison Barkirköy d’Istanbul. Ce qu’on lui reproche est absurde selon son avocat, Cihat Duman : « Accuser une auteure qui a défendu la non-violence et les droits de l’homme dans toutes ses oeuvres d’être membre d’une organisati­on terroriste n’est possible qu’au prix d’efforts surhumains. »

Asli Erdogan, dont le père avait été tor- turé par l’ancien régime turc, n’a aucun lien de parenté avec le président Recep Erdogan. En réalité, cette intellectu­elle née en 1967 paie son appartenan­ce à la rédaction d’« Ozgür Gündem ». Ce journal a été fermé quelques jours avant son arrestatio­n pour avoir affiché son soutien aux Kurdes. Le régime, qui réprime violemment ce peuple depuis plusieurs mois, ne devait pas voir d’un bon oeil le ralliement à leur cause d’une personnali­té ayant un temps travaillé dans la physique nucléaire.

Après de multiples interrogat­oires, la romancière du « Bâtiment de pierre » a été maintenue, six jours durant, « dans des conditions lamentable­s et en isolement », nous confie son avocat. Le traitement qui lui est réservé ne s’arrête pas là. La santé d’Asli Erdogan est fragile. Mais il a fallu des demandes insistante­s pour qu’elle soit conduite, sous haute surveillan­ce, dans un hôpital d’Istanbul. Elle y a attendu des heures, menottée, pour finalement être ramenée en prison sans même avoir vu un médecin. « On lui a aussi refusé des médicament­s et un manteau alors qu’elle souffrait du froid dans sa cellule », dit Timour Muhidine, son éditeur chez Actes Sud. Etat d’urgence oblige, Asli Erdogan n’a le droit de téléphoner qu’une fois tous les quinze jours, et seule sa mère est autorisée à lui rendre visite. En dehors de cela, elle n’a aucun contact avec ses amis et ses proches. Quant à son avocat, un habitué des dossiers chauds et qui a longtemps défendu « Ozgür Gündem », il ne peut s’entretenir avec elle que sous le regard intrusif de caméras qui enregistre­nt tout. (Pour le respect des droits de la défense, on repassera.) « J’étais la cible idéale, la ‘‘sorcière’’ qu’il faut brûler, résume une lettre qu’Asli Erdogan a montrée à travers la vitre du parloir. Je ne veux surtout pas écrire sur cette prison, c’est un endroit où il importe peu que vous soyez mort ou vivant. »

L’enquête ouverte sur son compte étant désormais close, un acte d’accusation a été présenté au tribunal. Plusieurs procureurs demandent la prison à vie. Toutes les réclamatio­ns de l’avocat ont été balayées « sans motif et sans conformité aux processus légaux ». Le procès, qui semble joué d’avance, doit avoir lieu le 29 décembre. Pendant ce temps, Recep Erdogan fait son possible pour rétablir la peine de mort afin de punir ses opposants, sans beaucoup se soucier des pétitions et des manifestat­ions de soutien qui se multiplien­t : à la fin août, Patrick Deville et Jean Rolin ont notamment lancé, sur Bibliobs.com, un appel signé par Annie Ernaux, Jonathan Littell, Leonardo Padura, Jérôme Ferrari, Bernard Pivot et des dizaines d’écrivains et éditeurs de toutes nationalit­és. Les proches d’Asli Erdogan continuent de s’activer. Ils préparent un recueil de ses articles. « Désormais même le silence ne t’appartient plus » sortira en France le 4 janvier 2017, chez Actes Sud, mais pas en Turquie. Son avocat « craint des représaill­es ». En effet le cas de la romancière est loin d’être isolé. Depuis la tentative de putsch du 15 juillet, 130 journalist­es ont été emprisonné­s, 170 médias interdits et 29 maisons d’édition fermées. Peu avant son arrestatio­n, Asli Erdogan avait dénoncé la radicalisa­tion du régime turc. Censure, surveillan­ce, perpétuité, peine de mort : bienvenue dans la nouvelle Turquie de Recep Erdogan.

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 ??  ?? LA CHRONIQUE CULTURE DE « L’OBS » CHAQUE JEUDI Dans la Compagnie des auteurs par Matthieu Garrigou-Lagrange. Du lundi au jeudi 15h-16h.
LA CHRONIQUE CULTURE DE « L’OBS » CHAQUE JEUDI Dans la Compagnie des auteurs par Matthieu Garrigou-Lagrange. Du lundi au jeudi 15h-16h.

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