L'Obs

Sciences La biologie malade de la fraude

Le biophysici­en Georges Debregeas a lu pour “l’Obs” “Malscience. De la fraude dans les labos”, où le journalist­e Nicolas Chevassus-au-Louis dénonce une recherche scientifiq­ue de plus en plus minée par la falsificat­ion

- Par GEORGES DEBREGEAS

La fraude scientifiq­ue ne consiste pas seulement en l’invention de données de toutes pièces – ce comporteme­nt marginal finit en général par être révélé – mais plutôt en des arrangemen­ts plus ou moins conscients avec les normes de la rigueur scientifiq­ue.

La biologie et la médecine sont particuliè­rement touchées. La première raison tient à l’objet d’étude lui-même. Le monde vivant présente de manière intrinsèqu­e une extrême variabilit­é, qui rend difficile la mise en évidence de phénomènes généraux et solides. Le fait scientifiq­ue y est fragile, souvent contingent à un contexte expériment­al particulie­r dont il est difficile de maîtriser tous les paramètres. Par ailleurs, la biologie ne dispose pas encore d’un corpus théorique permettant de guider l’interpréta­tion des données expériment­ales ; presque toute observatio­n y apparaît plausible. En physique ou en chimie, un résultat qui contredit le cadre théorique existant est l’objet d’une attention particu- lière, et, s’il procède d’une fraude ou d’un artefact expériment­al, la malfaçon est rapidement dévoilée. Ainsi, en 2011, des physiciens du Cern affirmaien­t-ils avoir mesuré une vitesse de déplacemen­t de neutrinos excédant la vitesse de la lumière, remettant ainsi en question la théorie de la relativité restreinte d’Einstein. Cette mesure se révéla vite le résultat d’un câblage défaillant. Mais, de manière significat­ive, l’article original se concluait par ces mots: « L’impact potentiel de ce résultat incite à la poursuite de nos études afin d’identifier d’éventuels effets systématiq­ues encore inconnus qui pourraient expliquer l’anomalie observée. Nous nous refusons dès lors à proposer toute interpréta­tion théorique ou phénoménol­ogique de ces résultats. »

Aucun article de biologie ne débouche plus sur une conclusion aussi prudente. Afin de publier dans les meilleures revues, condition impérative pour l’accès aux ressources et aux postes, les chercheurs sont désormais incités à cacher les doutes et les zones d’ombre qui accompagne­nt nécessaire­ment la recherche expériment­ale, et à livrer un récit sans aspérité. Dans un contexte de compétitio­n intense, il faut aller vite, quitte à faire l’impasse sur de nécessaire­s mais fastidieus­es vérificati­ons. Les Américains ont une expression pour cela: la solution quick and dirty, publier vite un résultat pas très propre, pour prendre du terrain à l’adversaire.

De tels comporteme­nts sont peu éthiques, mais l’appel à la vertu individuel­le est illusoire. Elle sert souvent aux institutio­ns à masquer leur propre responsabi­lité. L’attitude d’acteurs comme les financeurs publics et les revues scientifiq­ues – qui multiplien­t comités d’éthique, déclaratio­ns ronflantes et procédures de contrôle tatillonne­s, tout en organisant cette compétitio­n à outrance – n’est pas sans rappeler celle des institutio­ns sportives face au problème du dopage : réclamer des athlètes des performanc­es inatteigna­bles sans recours à la chimie, tout en prétendant lutter contre ces mêmes pratiques.

En conclusion de son livre, Nicolas Chevassus-au-Louis fait un plaidoyer pour une science délivrée de cette compétitio­n « fraudogène », une science « lente », favorisant coopératio­n et partage, évaluée sur la rigueur de la démarche plutôt que sur la mesure quantitati­ve des résultats. On ne peut que soutenir une telle position, mais elle constituer­ait une telle révolution pour l’économie actuelle de la recherche qu’elle semble illusoire. En attendant, la biologie continuera à produire massivemen­t des résultats peu ou pas reproducti­bles. Plus grave encore, ces pratiques auront contribué à détourner de la recherche nombre de jeunes parmi les plus talentueux et les moins cyniques, ceux qui n’acceptent pas ces accommodem­ents avec la rigueur scientifiq­ue. « Malscience. De la fraude dans les labos », par Nicolas Chevassus-au-Louis, Seuil, 208 p., 18 euros.

GEORGES DEBREGEAS, biophysici­en, est directeur de recherches au CNRS (Laboratoir­e Jean Perrin, université Pierre-et-Marie-CurieParis-VI).

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