Ouganda Sur les traces de l’enfant tueur
Dominic Ongwen, enlevé à 9 ans, est devenu l’un des principaux commandants de la Lord’s Resistance Army, l’une des guérillas les plus sanguinaires d’Afrique. Il va être jugé à partir du 6 décembre devant la Cour pénale internationale
De loin, elles ressemblent à de petites croix blanches disséminées dans l’herbe. Ce sont des pancartes. Plutôt des adages plantés au milieu de la Lukodi Primary School. Destinés à l’édification de jeunes élèves en uniforme : « Viens tôt à l’école. » « Rapporte les abus commis par les adultes. » Et aussi, bien en évidence, près d’un manguier : « La violence est mauvaise. » Un précepte qui fait écho à une autre inscription, une stèle cette fois, placée à l’entrée de ce village du nord de l’Ouganda : « Mémorial de Lukodi, massacre du 19 mai 2004 », suivi d’une cinquantaine de noms.
A part cette pierre commémorative très discrète, noyée sous la végétation, il ne subsiste aucune trace du carnage perpétré par la Lord’s Resistance Army (LRA), l’Armée de la Résistance du Seigneur, un groupe rebelle qui, malgré sa dénomination, n’a jamais fait montre de la moindre miséricorde. Pendant vingt ans, ces miliciens en lutte contre le gouvernement n’ont cessé d’opprimer leur propre peuple, les Acholis. Repoussés hors de l’Ouganda en 2008, ils terrorisent depuis les populations des Etats voisins. Ils vont là où leurs jambes les portent, là où, surtout, ils peuvent profiter du chaos pour agir à leur guise. Déjà dévastés par des guerres civiles, le Soudan du Sud, la Centrafrique, la République démocratique du Congo leur servent de sanctuaires.
Lukodi se trouve au bout d’une piste rouge, bordée de termitières géantes, de bananeraies, de champs de maïs, ravinée par les pluies et sillonnée par des mobylettes transportant parfois des familles entières. Outre l’école, le hameau se réduit à deux petites échoppes et à des huttes en terre, surmontées de toits de chaume. En 2004, c’était devenu un vaste camp de déplacés. Les habitants des régions septentrionales sont alors persécutés de toutes parts. Ils vivent parqués dans des mouroirs gardés par l’armée. Le but est moins de les protéger que de les surveiller. Issu d’une ethnie du sud du pays, le président ougandais, Yoweri Museveni, les suspecte de venir en aide à l’insurrection.
Un enseignant, Vincent Oyet, dit avoir entendu des si ements, juste avant le coucher du soleil. « C’était le signal de l’assaut. » Le 19 mai, vers 6 heures du soir, les miliciens de la LRA attaquent
de trois côtés à la fois. « Ils avançaient en ligne. Ils devaient être une centaine. Les soldats du gouvernement chargés de nous défendre ont tiré quelques coups de feu et se sont enfuis. » La tuerie commence. Les assaillants s’emparent du bétail, saccagent et incendient les maisons. Pour économiser les cartouches, ils achèvent leurs victimes à la baïonnette ou les jettent dans l’immense brasier.
« Ils ont fait prisonniers quelques civils pour transporter leur butin, les autres, ils les tuaient. Ils étaient sans merci », raconte l’ancien chef du village, Justine Ocan, 50 ans. Il parvient à se cacher dans la brousse. « Quand je suis revenu au petit matin, il y avait partout des corps, des gens tués par balle, d’autres battus à mort ou brûlés vifs. » Une balle a traversé le visage de Gerodina Alidi : « Quand je bouge, je sens toujours une douleur à la mâchoire. » Cette paysanne de 70 ans se rappelle chaque détail. « Ça tirait de partout, j’ai rampé jusqu’à la route. Ce jour-là, j’ai tout perdu. » Sa hutte réduite en cendres. Son petit-fils de 7 ans abattu d’une rafale dans le dos. Son mari enlevé. « Il n’est jamais revenu. »
Douze ans après, les villageois espèrent enfin obtenir justice. Si Joseph Kony, le chef de la Lord’s Resistance Army, est toujours en fuite, l’un de ses principaux commandants, Dominic Ongwen, va être jugé devant la Cour pénale internationale à La Haye. L’homme doit répondre de 70 chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Dont le massacre de Lukodi. Gibson Okullu, ex-policier aux cheveux grisonnants, ne l’a pas formellement identifié ce soir-là. « Quand quelqu’un cherche à vous tuer, vous ne le dévisagez pas. Mais je peux vous assurer que c’était bien lui qui dirigeait l’opération. » Selon lui, Ongwen terrorisait régulièrement les habitants. « Il était dans la brousse pas loin d’ici. Un mois avant, il avait kidnappé plusieurs d’entre nous et leur avait dit : “Vous cherchez toujours à vous échapper, vous soutenez le gouvernement. On va vous donner une leçon que vous n’oublierez pas!” »
Le procès qui s’ouvre le 6 décembre devrait permettre de faire la lumière sur l’une des guérillas les plus sanguinaires d’Afrique, tenue responsable en un quart de siècle de près de 100 000 morts et du rapt de 60 000 civils dont une moitié d’enfants. Des fillettes destinées à être servantes, puis mariées de force à la puberté. Des garçons rééduqués afin d’en faire des tueurs. Comme Dominic Ongwen. Un seigneur de la guerre qui aujourd’hui plaide non coupable. « Il n’a pas eu d’enfance, il était prisonnier et a été endoctriné, insiste son avocat ougandais, Me Krispus Ayena Odongo. Quoi qu’il ait fait, il n’en est pas responsable. »
Victime ou bourreau ? Prisonnier ou déserteur ? Les forces spéciales américaines déployées aux confins de la Centrafrique qui l’ont livré à la justice internationale en janvier 2015 n’ont même pas eu à le capturer. « Il s’est rendu volontairement, confirme David Mandel-Anthony, un représentant du département d’Etat. Pourquoi ? Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses. Il n’est pas impossible de penser qu’il soit tombé en disgrâce et ait eu peur pour sa vie. »
Chercheurs, analystes, reporters ont longtemps cru que Dominic Ongwen n’était qu’un nom d’emprunt. Les parents recommandaient alors à leurs enfants de ne jamais décliner leur véritable identité en cas d’enlèvement car, s’ils s’évadaient, les insurgés se vengeaient sur leurs proches. « C’est son vrai nom, insiste Johnson Odong, un paysan édenté de 66 ans qui assure être son oncle. Cela signifie “Fourmi blanche” car il est né en avril », au moment où se propage cet insecte dégusté frit ou grillé. Assis sous un arbre, l’aïeul vient de débroussailler un chemin. Son village s’appelle Coo-Rom, « les hommes égaux » en langue acholi. Pour l’atteindre, il faut parcourir en 4x4 une piste de plus en plus étroite, puis marcher à travers les herbes hautes.
Il vit avec les siens dans des huttes circulaires dressées autour d’un terre-plein. L’image qu’il conserve de son neveu est celle d’un garçon « humble et attentionné ». Il aurait été attrapé en 1987 avec deux autres enfants, sur le chemin de l’école. « Il avait 9 ans. Le matin, avant de partir, il avait planté une fleur et balayé la cour. Il adorait s’adonner aux tâches ménagères. » Ses parents ont été assassinés un an plus tard. Cette fois par les forces régulières. Le père, Paul Opobo, était le catéchiste de la paroisse. « Les soldats l’ont surpris en train de récolter du manioc et l’ont tué à la baïonnette. A l’époque, quand ils vous trouvaient dans les champs, ils vous prenaient pour un rebelle et vous exécutaient. » La mère, Rosetta Lalaa, a été retrouvée la tête brisée après le passage de l’armée.
Johnson Odong n’a jamais revu son neveu. « On le croyait mort jusqu’à ce que des Blancs viennent nous voir. » En 2006, des représentants du tribunal de La Haye débarquent à Olwal, le camp où il demeure avec le reste de sa famille, et lui montrent des photos d’un combattant en treillis, au regard dur, affublé de dreadlocks. Rien à voir avec l’enfant sage qu’il a connu. « Je l’ai tout de suite identifié à cause de la ressemblance avec son demi-frère », s’écrie-t-il en se
“ONGWEN N’A PAS EU D’ENFANCE, IL ÉTAIT PRISONNIER ET A ÉTÉ ENDOCTRINÉ.” ME KRISPUS AYENA ODONGOR, AVOCAT OUGANDAIS
tournant vers Kilama. Assis à l’écart, ce dernier est son portrait craché. Après la découverte d’un cadavre suspecté d’être celui de Dominic Ongwen, des enquêteurs viendront prélever le sang de son frère. Test négatif. « On était heureux de le savoir vivant, dit le jeune homme, mais tristes parce qu’il ne pouvait pas nous rejoindre. » Ongwen est alors activement recherché. Depuis 2005, il fait partie des cinq dirigeants de la LRA poursuivis par la justice internationale. Mais, contrairement aux autres, à commencer par Kony, il n’a pas choisi de prendre les armes. Avant d’être commandant de brigade, il était enfant-soldat. Selon son avocat, il a été torturé. « Ils le sont tous ! Afin d’extirper la peur, et l’humanité qui est en eux, on leur tapait dessus, on leur infligeait toutes sortes de punitions, comme porter des colis très lourds avec interdiction de les faire tomber. On leur demandait aussi de tuer d’autres enfants, en particulier ceux qui avaient tenté de fuir, explique Me Odongo. Dans l’un des récits de mon client, on leur a ordonné d’éviscérer leur victime, d’accrocher ses intestins aux branches d’un manguier et de rester assis sous l’arbre une journée entière. C’était une façon de leur dire : “Voilà ce qui vous attend si vous tentez de vous évader.” »
Fred sirote un Fanta dans un café de la ville de Gulu. Cet ex-enfant-soldat à la silhouette émaciée, pareille à celle d’un oiseau, a sauté sur une mine et perdu sa jambe gauche, avant d’être capturé par l’armée ougandaise en 2005. Libéré en vertu d’une loi d’amnistie, il survit en fabriquant des bijoux fantaisie qu’il s’empresse d’étaler sur la table de jardin. « Après votre période d’entraînement, vous devenez quelqu’un d’autre », confie-t-il avec le sourire. Il se souvient bien de Dominic Ongwen. « On a grandi ensemble, puis il est monté en grade et nous a quittés. Il aimait faire des blagues. Il pouvait aussi se montrer cruel, mais uniquement sur ordre. » Le dressage commence dès les premières semaines. « On marchait longtemps dans la brousse, avec de très gros sacs. Au retour, on était épuisés et on n’avait rien à manger. Si l’un d’entre nous commettait une faute, on devait lui taper dessus avec un bâton jusqu’à ce qu’il meure », raconte Barak, un autre enfant-soldat. Un jour, il a perdu le chargeur de son fusil. « Ils m’ont obligé à rester dans un trou rempli d’eau jusqu’à la taille durant une semaine. » Lui aussi a côtoyé Ongwen. « Il possédait un talkie-walkie! C’était le Big Man, dit-il. Un très bon combattant. Il dirigeait une brigade de 300 à 400 hommes. » Le chef de la guérilla, Joseph Kony, compte sur son armée de kadogo, des « petits parmi les petits », pour chasser Museveni du pouvoir. Des têtes frêles qu’il soumet à sa seule volonté. Cet ancien enfant de choeur exerce sur ses jeunes troupes un pouvoir absolu. Il est leur père, leur persécuteur, leur général en chef, leur prophète. Il se prétend médium, parle en langue, mêle magie et rites pentecôtistes ou catholiques, parfois même musulmans, tout en prétendant instaurer un Etat fondé sur les Dix Commandements. « Quand il prédisait quelque chose, cela se réalisait toujours, assure Fred. Parfois, il éclatait de rire très fort, sans raison. Vous pouviez être sûr que les forces ougandaises allaient nous attaquer. Il n’avait pas besoin de service de renseignement. Pour voir l’avenir, il utilisait les esprits. » Pour Ledio Cakaj, auteur d’un livre sur la LRA (1), « Joseph Kony est avant tout un survivant. Un pragmatique qui s’adapte aux circonstances ». Avec les années, son but de renverser le régime de Kampala n’a cessé de s’éloigner. « Il veut surtout maintenir à tout prix son petit royaume itinérant. Chaque jour, il se réveille et parcourt une trentaine de kilomètres. » Au milieu des années 1990, il s’installe au Soudan et o re ses services au président Omar el-Béchir. Il combat la rébellion chrétienne sudsoudanaise, la SPLA, qui est elle-même soutenue par l’Ouganda. « A l’époque, on a commencé à respecter les préceptes de l’islam, on n’avait pas le droit de manger du porc ni de boire de l’alcool. Pour prier nous devions nous déchausser. Nous allions parfois dans des mosquées », se remémore Lilly Atong. La jeune femme fait partie des nombreuses ex-« épouses » de Joseph Kony (il en a eu vingt-cinq). Comme les autres, elle a été enlevée avant sa puberté. A 12 ans, précisément. Puis livrée à son maître. « Mon père avait été pris en même temps que moi. Ils l’ont violemment battu et abandonné dans la brousse. J’ai su des années plus tard par d’autres captifs qu’il avait succombé à l’hôpital. » Libérée en 2008, lors de combats dans le parc de Garamba, au Congo, elle habite aujourd’hui une case à la périphérie de Gulu, avec ses cinq enfants. « J’ai un fils qui est toujours dans la brousse avec la LRA. On me dit qu’il ne porte pas encore une arme. » Tout en répondant aux questions, elle confectionne des petites perles avec des bandelettes de papier. Elle ne s’est pas remariée. Qui oserait s’unir à celle qui fut la compagne forcée du chef de guerre le plus craint de l’Afrique de l’Est? Lilly Atong est aussi apparentée à Dominic Ongwen. Et, sans doute, la cause de son irrésistible ascension.
« Je suis sa cousine, répète-t-elle. Nous venons du même village. Nous sommes issus du même clan. Nous avons passé beaucoup de temps dans la brousse ensemble. » Non seulement son protégé monte en grade, mais il intègre très vite le premier cercle baptisé « l’Autel de contrôle ». Un haut commandement à la fois militaire et religieux. A chaque fois qu’il se heurte à son chef ou perd de son crédit, sa « cousine » intervient en sa faveur. « Quand il commettait une offense, Kony se contentait de l’emprisonner, poursuit-elle. Il l’a épargné à cause de moi et de mes enfants. Il savait que s’il l’avait tué, nous ne lui aurions jamais pardonné. »
Le seigneur de la LRA récompense ses soldats les plus valeureux en leur allouant des prisonnières. Signe de sa puissance, celui qui va devenir son bras droit va se voir offrir six « épouses ». « Non, on ne s’est pas fait la cour, admet l’une d’elles en éclatant de rire. Kony a juste dit à l’un de ses hommes : prends celle-ci et amène-la au commandant! Mais il a été un excellent époux. » Agnes Aber a vécu dix ans avec Ongwen avant d’être attrapée par l’armée. A part Lilly Atong, sa voisine et amie, personne ne connaît dans le village sa véritable identité. « Je vis dans la peur continuelle, murmure-t-elle, recroquevillée dans sa hutte, sa fillette allongée sur ses genoux. Je répète à mes trois enfants de ne pas réagir si les gens disent des choses méchantes sur Dominic. » Elle veut croire que son époux a finalement décidé de sortir de la forêt par amour pour elle. « Afin de rentrer chez lui et de s’occuper de sa famille. » Il s’opposait aussi de plus en plus fréquemment à Kony. « Quand ils se sont retrouvés dans le parc de Garamba, Dominic a refusé de suivre ses ordres, relate Lilly Atong. Il disait : “Pourquoi combattre l’armée congolaise si notre objectif est de renverser Museveni ?” » Il a aussi cru aux négociations entamées avec Kampala en 2006 et torpillées deux ans plus tard par le chef de la LRA. Les rebelles étaient encore en Ouganda. Pour leur permettre de rejoindre Juba, lieu des pourparlers, l’évêque anglican Nelson Onono-Onweng supervisait leur ravitaillement durant leur longue marche : « Tous ceux que j’ai rencontrés étaient désireux de faire la paix », assuret-il. Parmi eux, il y avait Ongwen. « Il m’a paru être intelligent. Il commandait un groupe très important. » D’après son avocat, lorsqu’il s’est évadé, il se trouvait quelque part dans le Darfour, le nouveau refuge de la LRA, et attendait d’être exécuté. Un garde l’aurait laissé partir. Traqué par une force multinationale africaine de 5 000 hommes, appuyée par des drones, des satellites et une centaine de conseillers américains, Kony était alors aux abois. Il voulait s’allier aux djihadistes de Boko Haram. Sa dernière folie. « Dominic Ongwen était contre », affirme Me Odongo. Avec l’aide d’une tribu nomade, il aurait rejoint la Centrafrique. « Il a choisi de se rendre aux Américains », poursuit son défenseur.
Autant de circonstances atténuantes qu’il compte invoquer durant le procès. « Mais pourquoi avoir patienté si longtemps avant de prendre la fuite ? demande Joseph Manoba, l’avocat des victimes. De nombreux rebelles ont déserté ces dix dernières années. Lui a préféré rester, conserver ses privilèges et continuer à commettre ses crimes. » Le 26 janvier dernier, lors de sa première audition devant la Cour pénale internationale, Dominic Ongwen a déclaré être « sans emploi ». « Et avant ? », lui a demandé la juge. « J’étais soldat dans la LRA. »
“MAIS POURQUOI A-T-IL PATIENTÉ SI LONGTEMPS AVANT DE PRENDRE LA FUITE ?” JOSEPH MANOBA, L’AVOCAT DES VICTIMES
(1) « When the Walking Defeats You », Zed Books, 2016.