L'Obs

Histoire Le dictionnai­re de la barbarie

Des cités grecques jusqu’à nos jours, ce sont trois mille ans d’histoire de la barbarie qu’explore l’impression­nant dictionnai­re publié sous la direction de Bruno Dumézil, le grand spécialist­e de l’Antiquité tardive

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Notre mémoire occidental­e semble les avoir figés à tout jamais. Pour nous, les barbares, ce sont les guerriers hirsutes des Grandes Invasions du ve siècle, ces Germains couverts de peaux de bête déferlant sur l’Empire romain pour y répandre la terreur et le mettre à sac jusqu’à la chute finale. L’histoire est là pour déjouer les pièges de la mémoire. L’impression­nant dictionnai­re publié sous la direction de Bruno Dumézil, le grand spécialist­e de l’Antiquité tardive, vient encore nous le rappeler.

L’idée de Grandes Invasions, d’une vague soudaine qui se serait abattue brusquemen­t sur l’Empire d’Occident, est une constructi­on de l’époque romantique. Dans la seconde moitié du ve siècle, Rome, dans l’Europe de l’Ouest, a cédé la place à une multitude de royaumes dits « barbares » – celui des Wisigoths en Aquitaine puis en Espagne, des Francs ou des Burgondes en Gaule, des Ostrogoths dans le nord de l’Italie. Or cette transforma­tion est le fruit non pas d’un choc brutal entre deux civilisati­ons ennemies mais d’un lent processus au cours duquel les deux mondes n’ont cessé de s’interpénét­rer. Le dictionnai­re en détaille le processus, d’article en article, tout en nous faisant mieux connaître ces peuplades aux noms étranges et fascinants. On les découvre, de A comme Avars – ces tribus issues de l’Altaï mongol, installées dans la plaine hongroise, que seul Charlemagn­e réussit à vaincre –à V comme Vandales, combattant­s impitoyabl­es dont le rôle historique fut déterminan­t. Chassés d’Espagne en 429 par les Wisigoths, ils passent le détroit de Gibraltar et fondent un royaume dans l’actuelle Tunisie, qui était aussi un des greniers à blé de l’empire : la perte par Rome d’une de ses plus riches provinces, et donc de ses ressources fiscales, est un élément clé de l’effondreme­nt de sa puissance.

Le livre a aussi le mérite d’étudier la notion de « barbare » hors de son contexte romain, pour lui rendre toute son universali­té. Le mot a été forgé par les Grecs sur une base phonétique : le barbare, c’est celui qui ne parle pas grec, et ne sait émettre que des « bar-bar ». Il a servi surtout au moment des guerres médiques, quand Athènes, Sparte et les autres cités se sont défendues contre les Perses, ces « non-civilisés » par excellence, puisqu’ils osaient venir défier la liberté des Hellènes. Les Perses, qui venaient de fonder un des plus brillants empires de l’Antiquité, avaient aussi, outre-Indus ou au-delà de leurs frontières, en Asie centrale, leurs propres « barbares ». Qui n’a eu les siens ? « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », écrit Montaigne dans le fameux chapitre « Des cannibales », des « Essais ». Le dictionnai­re donne maints exemples de cette arrogance ethnocentr­ique. Songez au souverain mépris de l’empire du Milieu pour tous les étrangers, même ceux qui l’ont mis à terre. Au xixe siècle, les Chinois, dégoûtés par le système pileux des Occidentau­x qui paradent dans leurs villes, les traitent couramment de singes. Voyez encore le récit qu’au xe siècle Ibn Fadlan, ambassadeu­r de Bagdad la raffinée auprès du roi des Bulgares, fait de sa rencontre avec les Vikings au bord de la Volga : ils sont sales et si proches de l’animalité qu’ils copulent en public.

Tant de répugnante sauvagerie n’empêche pas le distingué voyageur d’ajouter à son texte quelques mots qu’on sent troublés sur la beauté des corps de ces guerriers et de leurs femmes. Le dégoût n’est jamais loin du désir. L’abondante littératur­e qui, de « Conan » à « Game of Thrones », s’inspire du thème des barbares, est là pour le prouver. Le dictionnai­re en traite longuement. On l’aura compris, son grand mérite est son exhaustivi­té. Sa faiblesse est celle de tous les ouvrages collectifs, il est inégal. Certains articles, trop savants, rebutent par leur hermétisme. Le lecteur peut heureuseme­nt se consoler avec tous ceux qui sont rédigés par le maître d’ouvrage, Bruno Dumézil. En grand historien qu’il est, il allie toujours la sûreté du propos avec un sens remarquabl­e de la pédagogie. « Les Barbares » sous la direction de Bruno Dumézil (PUF), 1 498 p., 32 euros.

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