L'Obs

Le point de vue de Daniel Cohen

- Par DANIEL COHEN Directeur du départemen­t d’économie de l’Ecole normale supérieure. D. C.

“SUR LE FOND, TOUT EST OUTRANCE DANS SON PROGRAMME ÉCONOMIQUE.”

La France est incorrigib­le. Son cycle politique est systématiq­uement décalé par rapport à celui du reste du monde. Dans les années 1960, alors que Kennedy était élu, que Johnson se préparait à lancer sa « grande société », la France venait de se donner une Ve République de type monarchiqu­e, en complet déphasage avec les aspiration­s de l’époque. Elle le paiera par l’embrasemen­t de Mai-68, qui sanctionne­ra ce que le sociologue Henri Mendras décrira ensuite comme un écart patent entre « la loi et les moeurs ».

Lorsque, vingt ans plus tard, le monde a basculé à droite avec Reagan et Thatcher, la France faisait à nouveau le chemin opposé. Elle élisait François Mitterrand sur la base d’un programme de nationalis­ation des banques et de l’industrie en total décalage avec l’esprit de l’époque. Ce faisant, la gauche dut gérer la désindustr­ialisation, orchestrer la désinflati­on, assumer le tournant de la rigueur… La droite lui reprochera, de manière éphémère en 1986-1988, d’avoir raté le tournant libéral, mais c’est la gauche elle-même qui paiera ce décalage d’une fracture interne qui est toujours béante.

Et maintenant que le cycle libéral est en train de s’épuiser, ce dont témoignent à leur manière l’élection de Trump et le Brexit, que la croissance potentiell­e s’essouffle partout, que des réponses nouvelles à la montée des inégalités deviennent nécessaire­s, la droite française vote pour la mise en oeuvre dudit programme libéral, comme au premier matin. La désignatio­n de Fillon a certes récompensé un homme qui a eu le courage de creuser son sillon en solitaire et qui a réussi à sa manière un hold-up sur la primaire des Républicai­ns. Mais, sur le fond, tout est outrance dans son programme économique.

La suppressio­n de la durée légale du travail, la redéfiniti­on du licencieme­nt économique, le non-remplaceme­nt de 500000 fonctionna­ires, la réduction de l’indemnisat­ion des chômeurs… Aucun élément de dialectiqu­e, de compensati­on, n’est proposé. Sur le terrain budgétaire, les cadeaux fiscaux vont aux seules familles aisées (4 milliards au titre du quotient familial, 5 milliards pour l’ISF). Les salariés bénéficier­ont d’une baisse des cotisation­s maladie (5,5 milliards), mais subiront en même temps une hausse de la TVA trois fois plus importante (16 milliards). Les entreprise­s engrangero­nt quant à elles de nouvelles baisses de charges (35 milliards), mais qui ne seront plus ciblées sur les bas salaires. Une baisse drastique des dépenses publiques sera enfin orchestrée pour équilibrer le budget. Elles sont censées passer de 56% à 49% du PIB, ce qui voudrait dire, si cette politique était vraiment mise en oeuvre, un choc déflationn­iste qui n’a aucune chance de relancer la croissance.

Ce n’est pas le réalisme économique qui a inspiré ce programme, mais le désir de projeter une image « radicale », comme un étendard pour une nouvelle croisade… C’est en cela qu’il parvient malgré tout à être en phase avec notre époque, mais on n’ose penser au retour de bâton qu’il produirait en cas de nouvel échec.

Newspapers in French

Newspapers from France