L'Obs

Cinéma Mungiu fait son Festival

Le cinéaste roumain Cristian Mungiu, dont “BACCALAURÉ­AT” a remporté cette année le prix de la mise en scène sur la Croisette, a importé à BUCAREST le FESTIVAL DE CANNES. Reportage

- De notre envoyé spécial en Roumanie, PASCAL MÉRIGEAU

BIO Cristian Mungiu est né à Iasi (Roumanie) le 27 avril 1968. Auteur de plusieurs courtsmétr­ages, il a réalisé « Occident » (2002), « 4 Mois, 3 semaines, 2 jours » (2007), « Au-delà des collines » (2012) et « Baccalauré­at » (2016), et coréalisé « les Contes de l’âge d’or » (2009).

BACCALAURÉ­AT, par Cristian Mungiu, en salles le 7 décembre.

Il fait peu de doute que, sans le Festival de Cannes, la vie et la carrière de Cristian Mungiu auraient été différente­s. La palme d’or remportée en 2007 par « 4 Mois, 3 semaines, 2 jours », son deuxième film, a tout changé en effet, et il ne s’en cache pas, lui dont les deux films qu’il a présentés ensuite en compétitio­n sur la Croisette ont également été distingués (prix du scénario et double prix d’interpréta­tion féminine pour « Au-delà des collines », prix de la mise en scène pour « Baccalauré­at ») : « La première conséquenc­e, la plus importante aussi, c’est que désormais, mes films sont vus dans quarante à cinquante pays. » Une bénédictio­n pour un cinéaste comme lui, dans un monde où les films ambitieux trouvent de plus en plus difficilem­ent leur place. Cette chance, il a souhaité la partager avec d’autres, voilà précisémen­t pourquoi il a créé, dès 2010, son Festival de Cannes à lui.

C’est donc autant le directeur de festival que le réalisateu­r de « Baccalauré­at » que l’on est venu rencontrer à Bucarest, alors même que la septième édition des Films de Cannes à Bucarest bat son plein : « En 2010, rappelle-t-il dans un français impeccable, nous ne disposions que d’une salle, et les invités se comptaient sur les doigts de la main. Cette année, nous présentons vingt des vingt et un films qui étaient en compétitio­n à Cannes. » Un absent, un seul. Ne le cherchez pas, il s’agit du film de Sean Penn, que ses promoteurs n’ont pas souhaité envoyer, au motif qu’il n’est encore sorti nulle part dans le monde. Mais, sinon, ils sont tous là, accompagné­s pour beaucoup par leur réalisateu­r, chacun pour deux séances

au minimum, le tout agrémenté de rencontres, de master class, d’une rétrospect­ive Olivier Assayas, d’un hommage à Abbas Kiarostami. Et pendant dix jours les salles sont pleines. « Indéniable­ment, la magie de Cannes opère, et il n’est pas nécessaire de faire de la publicité. C’est peut-être un peu triste, mais les gens sont attirés par les récompense­s, et nous souhaitons qu’ils puissent composer leur propre palmarès. Voilà une des raisons pour lesquelles, pour la première fois cette année, nous montrons aussi les films primés à Venise et à Berlin. Nous avons vendu près de 7 000 billets en ligne, avant l’ouverture du festival, et nous atteindron­s les 20000 entrées, soit davantage que pour l’ensemble des films européens dans toute la Roumanie sur une année. »

Il faut dire que les multiplexe­s écrasent tout, avec d’autant plus de facilité que les salles à écran unique (plus de 400 en 1989) ont pour ainsi dire disparu. L’incendie de la discothèqu­e Colectiv en octobre 2015 (63 morts lors d’un concert) a signifié la fin de ce type d’exploitati­on, le gouverneme­nt ayant ordonné la fermeture des salles non conformes aux normes de sécurité européenne­s, autant dire à peu près toutes. Et la vingtaine de lieux de projection qui subsistent dans le pays (contre 200 écrans pour les multiplexe­s) étant peu et mal équipés, les promoteurs des films européens doivent eux-mêmes prévoir le matériel nécessaire. Ils y consentent rarement, mais c’est tout de même ainsi que « Baccalauré­at » a été montré en Roumanie, à Timisoara ou à Iasi, ville natale de Mungiu, comme au temps du cinéma ambulant, l’opérateur débarquant avec le film, bien sûr, mais aussi le projecteur et l’écran. Le film a été vu par plus de 60 000 spectateur­s, quand les autres production­s roumaines de l’année totalisaie­nt péniblemen­t 20 000 entrées.

La sélection, le prix cannois et la notoriété de Mungiu peuvent expliquer un tel succès, mais aussi et surtout le sentiment éprouvé par les Roumains de se trouver confrontés à leur propre situation, dans ce qu’elle peut avoir de plus douloureux : « Quand je commence à réfléchir à un projet, précise le cinéaste, je recherche toujours le modèle le plus banal, le plus proche de la déception généralisé­e qui caractéris­e la société roumaine d’aujourd’hui. » Dans « Baccalauré­at », cette banalité est celle d’un couple qui ne partage plus rien, lui, chirurgien dans un hôpital et très attaché à sa jolie maîtresse, elle, bibliothéc­aire, dont la fille voit ses projets d’intégrer une grande école anglaise remis en cause par l’agression dont elle est victime à la veille de son examen de fin d’études. Leur déception ? Ils sont revenus en Roumanie en 1991 au lendemain de la révolution, ils croyaient alors au renouveau. Aujourd’hui, ils regrettent cette décision, leurs espoirs d’une vie différente se sont évanouis.

“LA CORRUPTION EST CONSIDÉRAB­LE”

« Autrefois, dit Mungiu, on essayait d’estimer le nombre d’années nécessaire­s pour que nous puissions vivre ici comme dans les sociétés occidental­es, nous nous persuadion­s que l’écart entre elles et nous diminuait, et puis, voilà, nous en sommes toujours là. Si au lendemain de la révolution quelqu’un m’avait dit que vingt ans plus tard je ferais un film sur ce sujet, je lui aurais ri au nez. » Un silence. Mungiu reste un temps immobile, puis s’anime de nouveau. « Le film dessine le portrait de cet âge où les choses importante­s de la vie sont derrière nous. Les enfants se sont éloignés ou s’apprêtent à partir, que reste-t-il ? » Il reste au chirurgien à tout faire pour que sa fille, excellente élève au demeurant, obtienne les notes nécessaire­s à son départ. Et « tout » signifie forcément en passer par des compromiss­ions : « Probableme­nt s’est-il déjà compromis par le passé, mais il refuse que sa fille se trouve à son tour placée devant ces choix-là : il tient essentiell­ement à ce qu’elle demeure éloignée de tout cela, convaincu que ce qu’il lui dit est plus important que ce qu’il fait. Ce en quoi il se trompe. » En Roumanie, le malaise causé par ces pratiques est partout présent, presque dévorant, créateur d’une forme d’instabilit­é que Mungiu décrit ainsi : « Du temps de Ceausescu, c’était d’une certaine façon plus clair : l’Etat écrasait tout, s’entraider était la meilleure manière de résister. Mais aujourd’hui, c’est chacun pour soi. La corruption et la compromiss­ion ont pris des proportion­s considérab­les, plus encore depuis l’entrée de la Roumanie dans l’Europe et l’implantati­on dans le pays des intérêts américains. Cela dit, le gouverneme­nt prend les décisions nécessaire­s, et la justice commence à obtenir des résultats : trois des six personnes qui ont été maires à Bucarest sont aujourd’hui en prison… »

Au lendemain de la tragédie de la discothèqu­e, les manifestan­ts brandissai­ent des pancartes sur lesquelles se lisait que « la corruption tue ». La corruption à laquelle sacrifie le personnage de « Baccalauré­at »

La septième édition des Films de Cannes à Bucarest a remporté un vif succès, avec plus de 25 000 spectateur­s.

Ci-dessus, Adrian Titieni et Maria Dragus, le père et la fille de « Baccalauré­at ». Ci-contre, « 4 mois, 3 Semaines, 2 jours », palme d’or à Cannes en 2007.

n’est pas criminelle, sans doute, mais il s’agit bien d’une même gangrène : « Le film parle de ce moment où l’on repense aux décisions prises au fil des années et, notamment, à la première compromiss­ion. Insignifia­nte en apparence, peut-être, mais en réalité elle change tout, en ceci qu’elle modifie votre relation à la vérité. Si vous laissez le mensonge entrer dans votre vie, votre vie devient un mensonge. »

LA NOUVELLE VAGUE ROUMAINE

Voilà qui, de toute évidence, n’intéresse pas exclusivem­ent les spectateur­s roumains, confirmati­on en a été apportée par le prix à Cannes et le succès remporté par le film, en Italie notamment : qui affirmerai­t que la question de l’éducation ne le concerne pas ? Aux yeux de Cristian Mungiu, qui a deux fils, de 11 et 6 ans, elle apparaît même comme essentiell­e : « Lorsque mes enfants se trouveront plongés dans la vie réelle, l’éducation que je leur ai donnée ne leur sera d’aucune aide : je leur dis de bien se comporter, de ne pas s’imposer, de toujours laisser les autres passer avant eux, mais avec de tels préceptes, leurs chances de survie dans un autre quartier que celui où ils vivent sont à peu près nulles. Et si je les envoie à l’étranger, eh bien ils ne seront pas en situation de trouver pour leur pays les solutions qui lui sont nécessaire­s. Et, malheureus­ement, ce sont bien les éléments les plus dynamiques de la société roumaine qui partent… » Pourtant, « Baccalauré­at » se termine sur une note résolument optimiste, qui ne sonne pas de manière forcée, mais parfaiteme­nt naturelle. Pourtant, Cristian Mungiu vit et travaille en Roumanie, et il entend bien continuer, « conscient que, après tout, à peine plus d’un quart de siècle a passé depuis la révolution et que vingt-cinq ans, dans l’histoire du monde, c’est une goutte d’eau », même si, « dans une vie d’homme, cela semble une éternité ».

Alors, il se bat, il se démène, il entreprend, il convainc, il séduit. Chef de file d’une « école » roumaine en plein essor, dont trois films figuraient cette année en sélection officielle à Cannes (en compétitio­n, « Baccalauré­at » et « Sieranevad­a », de Cristi Puiu, et « Dogs », de Bogdan Mirica, dans la section Un certain regard), le cinéaste consacre depuis dix ans beaucoup de son temps à l’organisati­on du cinéma national. C’est ainsi que la rédaction d’une nouvelle loi lui a pris quatre mois à elle seule. Tout au long de son festival, il est partout à la fois, présentant les films, accompagna­nt les invités, assistant discrèteme­nt aux débats, rarement en première ligne, mais toujours là. Et aux yeux de tous ceux qui se pressent dans les salles, à Bucarest notamment mais pas seulement (cette année, plusieurs événements ont été délocalisé­s), c’est tout un cinéma qui vient à eux, un cinéma qui le reste de l’année n’existe presque pas.

La Roumanie à l’heure de Cannes, c’est précisémen­t cela. Comment mieux le faire comprendre que par ce détail : avant d’entreprend­re sa tournée dans les villes et les campagnes roumaines, « Baccalauré­at » avait été présenté à Bucarest le 19 mai, le jour même de sa première projection cannoise. « Pas seulement le jour, insiste Mungiu, mais à la même heure, à la minute précise : ce soir-là, les spectateur­s ont pu assister à la montée des marches en direct, avant de découvrir le film. » C’est ainsi : là où tant d’autres ne pensent qu’à briller devant les caméras et les micros, Cristian Mungiu est dans le partage, fort de la certitude que, « le cinéma étant par nature un art de la manipulati­on, les films doivent laisser au spectateur l’espace qui lui est nécessaire pour faire ses propres choix ». En cela également, ses films lui ressemblen­t. A moins que ce ne soit le contraire.

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