L’édito de Jean Daniel
Leader historique et populaire, chef de guerre autant que chef d’Etat, Fidel Castro nous quitte sans nous avoir permis d’apporter de réponse convaincante aux questions que sa vie, souvent napoléonienne, a posées. Mais il ne s’agit pas ici de sa vaillance personnelle, de son courage insolite, ni de ses messages interminables. J’ai eu la chance très rare de le rencontrer. Il y avait chez lui un côté Depardieu de la politique. Il passait du lyrisme tonitruant à la rage inextinguible.
Il ne s’agit pas non plus, et c’est pourtant très important, de la forme que peuvent prendre les multiples manifestations du pouvoir personnel, ni de la fatalité du totalitarisme pour un despote solitaire, même lorsqu’il s’agit de combattre et de terrasser un mal évident reconnu par tous.
Ce qui retient ma réflexion sur le parcours tumultueux du flamboyant Líder Máximo, c’est l’idée même de la révolution. Depuis que les peuples souffrent, ils ont besoin de se révolter et ils y arrivent parfois si bien qu’ils suscitent régulièrement des révoltes contre eux-mêmes. Cette succession que l’on a vue et que l’on voit partout paraît immodifiable et sans recours. Bien sûr, le modèle, c’est, entre 1789 et 1793, le passage des droits de l’homme (le 3 novembre 1789) à la Terreur (en 1793). Pour Castro, on peut dire que la révolution prévisible, obligatoire et ingouvernable n’attendait qu’un homme, mais il n’était pas sûr que cet homme pût rassembler toutes les qualités et tous les défauts indispensables.
Rappelons, ne cessons pas de le faire, l’époque qui a précédé Fidel. Les intellectuels en avaient honte, les artistes s’exilaient. Quant aux hommes politiques, ils étaient contraints de choisir entre un paradis fiscal, des séjours insolemment somptueux et tout ce qui relève de la débauche et de la corruption.
C’est tout de même John Fitzgerald Kennedy qui a dit que Cuba avait été le « bordel », mais oui, des Etats-Unis. Il ajoutait qu’il aurait volontiers joué le rôle de Fidel Castro, du moins avant que ce dernier ne se rallie à l’Union soviétique pendant la guerre froide et la confrontation des menaces nucléaires.
Sous quelle influence – celle de son frère Raúl actuellement chef de l’Etat, du fameux Che Guevara ou de Khrouchtchev, ancien chef de l’Etat soviétique – Fidel a-t-il permis ou subi l’interposition d’un certain nombre de missiles nucléaires russes sur la petite île cubaine ? Des bibliothèques ont été écrites pour répondre à cette question. Kennedy n’a-t-il pas voulu venger dès son arrivée l’affront fait à ses prédécesseurs en 1961 avec la victoire à la baie des Cochons de la petite armée cubaine ?
Pour ma part, bien qu’ayant été impressionné par Fidel Castro dès mon premier contact avec lui et au bout de quelque seize heures d’entretiens, je n’arrive pas à comprendre ses choix idéologiques ni à voir en lui une possible justification du risque de la guerre nucléaire.
Dans le destin de la société intellectuelle française, le rôle de Fidel Castro a été symboliquement plus important, même de manière plus brève que celui de Mao. Le mythe révolutionnaire incarné par le Líder Máximo de la
Sierra Maestra a d’abord été celui d’un antiaméricanisme qui, en dépit de la modeste taille de l’île, a mis en échec toutes les tentatives de complot ou d’assassinat. Mais, surtout, Kennedy disait qu’il aurait été volontiers castriste si le leader cubain ne s’était laissé encanailler, corrompre puis asservir par l’Union soviétique au moment où celle-ci mettait en péril nucléaire la paix du monde. C’est un fait que, pendant quelques années, nous avons assisté à la chute de la grande espérance marxiste révolutionnaire et aux révélations de ce qu’on appellera plus tard « le grand matin des dissidents », comme Elena Bonner, Leonid Pliouchtch, Andreï Sakharov et Vladimir Boukovski, avant d’arriver au grand Soljenitsyne. Je me souviens des conversations que nous avions au début du « Nouvel Observateur » sur « le besoin du communisme » ( je crois que le mot est de Castoriadis). Nous n’en avions pas toujours conscience, mais à la réflexion il s’agissait de sauver l’idéal communiste et l’idéologie marxiste soudain immergée dans la barbarie totalitaire. On se tournait alors avec une gravité avantageuse vers Mao, mais avec une allégresse lyrique imprégnée d’espérance vers Castro, d’autant que, pendant toute une époque, Fidel n’était absolument pas tenté par l’inféodation ni au marxisme ni au communisme.
Il restait la révolution, un mot obsessionnel que l’on allait entendre, lire et représenter à chaque instant au point d’impatienter des écrivains comme Françoise Sagan ou Roland Barthes ou des philosophes comme Althusser. La déception a commencé d’être angoissante avec la persécution des homosexuels et l’incarcération du poète Ernesto Padilla qui avait de nombreuses amitiés à Paris. On restait encore plus ou moins fidèles à Che Guevara, devenu une star qui nourrissait de rêves les jeunes aventuriers de la pensée marxiste.
Et puis Fidel Castro, après des accords justifiés par la crainte de l’Union soviétique, a permis au gouvernement russe l’installation de missiles à Cuba. Ce fut, on le sait, la plus grande menace du xxe siècle qui avait déjà vécu deux grandes guerres. Mais c’était la guerre froide, c’est-à-dire l’éventualité d’une guerre totale avec la bombe atomique. Kennedy a été littéralement obsédé – et courageux dira de Gaulle – par la volonté d’expulser les Russes et les missiles qu’ils avaient installés à quelques kilomètres de Miami. Le monde alors retenait son souffle, car personne ne pouvait avoir la certitude de la présence tout de même imprudente des missiles soviétiques quelque part sur l’île. Depuis des mois les états-majors russes avaient préparé des caches infiniment secrètes et prétendaient que les Américains mentaient. Un jour, dans un débat mémorable, l’ambassadeur des Etats-Unis à l’ONU, Adlai Stevenson, a fini par me confier ses doutes. Il avait eu des cartes d’état-major secrètes et qui simulaient parfaitement l’habileté des généraux et des espions russes. C’était un homme d’une grande allure et d’une grande droiture qui s’était présenté contre Kennedy. Il ne s’est jamais remis de l’humiliation qu’il subissait alors. Qui était au courant parmi les dirigeants soviétiques ? Le secret a été gardé avec une redoutable efficacité. Quand on a connu la vérité, la peur s’est installée. Les rapports n’ont plus évidemment été les mêmes entre les deux grandes puissances militaires. On devint sûr, dans les pays latino-américains, qu’un conflit nucléaire ne pouvait être évité. Sur ce point précis, je ne suis pas certain que Fidel Castro lui-même savait tout. C’est une thèse et elle est peu partagée. En tout cas, elle m’a fait vivre une des aventures humaines et professionnelles des plus passionnantes, des plus riches et des plus excitantes qui puissent arriver à un reporter, un journaliste, un romancier. Quelle chance !
“LE MYTHE INCARNÉ PAR LE LÍDER MÁXIMO A D’ABORD ÉTÉ CELUI D’UN ANTIAMÉRICANISME”