L'Obs

Petite Autriche, grande histoire

Ce qui demeure de l’ancien empire des Habsbourg va-t-il se donner à un président populiste d’extrême droite ? Cette menace rappelle les frustratio­ns nationales des années 1930…

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Un nouveau séisme va-t-il, dimanche 4 décembre, secouer l'Europe ? La république autrichien­ne va-t-elle être le premier Etat de l'Union à placer à sa tête un président d'extrême droite (voir page 70) ? Profitons du suspense quant à l’avenir pour éclairer le passé. Il est fascinant. L’Autriche est un petit pays écrasé par une immense histoire.

Cette grandeur passée est d’abord celle d'une famille. Sur le papier, pendant des siècles, l’Autriche n’est rien d’autre qu’une petite région excentrée, une « marche » du vaste Saint Empire qui, au Moyen Age, domine le monde germanique et une partie de l'Italie. Elle ne doit son destin hors du commun qu’à la maison qui, à partir du xiiie siècle, en fait son fief. Les Habsbourg ont un sens de l’influence et surtout du mariage qui les mène au sommet de la puissance européenne. Charles Quint, qui règne (1519-1556) sur Madrid, l’Amérique, l’Italie, les Pays-Bas et qui, comme presque tous ses aïeux depuis plus de deux siècles, réussit à se faire élire « empereur du saint empire » incarne l’apogée de ce système. Son héritage est si vaste qu’il décide, en abdiquant, de le couper en deux. Il y aura les Habsbourg d'Espagne et ceux d’Autriche. Cela laisse de beaux restes. Voyez Marie-Thérèse (1717-1780), la mère de notre Marie-Antoinette. Elle n’est impératric­e que par alliance, mais elle possède en propre le vieux royaume de Bohême, le royaume de Hongrie et tant d’autres terres patiemment conquise vers l’Est qui sont aujourd’hui en Ukraine, en Pologne, en Croatie.

Au début du xixe siècle, Napoléon rebat toutes les cartes. Voulant reconfigur­er le monde allemand à sa main, il décrète, en 1806, l'abolition du vieil Empire romain germanique. François, le dernier Habsbourg qui en portait la couronne, avait prévu le coup : en 1804, il s'était proclamé « empereur d’Autriche », premier du nom. En 1814-1815, Vienne, où se tient le fameux congrès qui redessine le continent, est le centre de l’Eu- rope. Le très réactionna­ire Metternich, éternel ministre à poigne du pays, la rêve soumise à jamais à la sainte alliance des trônes et des autels. Les peuples qu'il administre ne voient pas les choses ainsi. Le xixe est le grand siècle des nationalit­és. Tous, Italiens, Allemands, Tchèques, Polonais, Hongrois et l’on en passe, veulent leur Etat et ce désir ardent explose, en 1848, en une révolution qui embrase toutes les capitales. Une répression féroce en vient à bout. L’idéal national demeure, mais il est transformé. Il ne sera plus porté par les peuples, mais les ambitions de quelques puissances, souvent rivales. Ainsi, qui pour faire l’unité de l’Allemagne, morcelée en petites entités ? L’Autriche pense que la tâche lui revient. Bismarck aussi, au nom de son maître Guillaume, le roi de Prusse. La rivalité entre Vienne et Berlin débouche sur une guerre. En une bataille (Sadowa, 1866), elle est perdue par l'Autriche.

Nos Habsbourg abandonnen­t le rêve allemand pour se recentrer sur leurs immenses possession­s d’Europe centrale. De ce côté-là aussi, les peuples grondent et se soulèvent. C'est pour tenter de régler cette « question des nationalit­és » et donner des gages à Budapest, deuxième plus grande ville de l’empire, qu'en 1867, les diplomates inventent un étrange animal, « l'aigle à deux têtes », la « double monarchie » qui fait de François-Joseph (1830-1916) le « K und K », Kaiser und König, à la fois un roi (de Hongrie) et un empereur (d’Autriche). Nous voici dans un décor qui nous semble familier et où, en effet, tout est double. D’un côté l’immuable protocole Habsbourg, les névroses de Sissi, les uniformes chamarrés et les tours de valse à la cour du Hofburg. De l’autre la bouillonna­nte Vienne de 1900 qui peut se donner à Karl Lueger, un maire antisémite qui sera l’idole d’Hitler mais aussi produire la société multicultu­relle la plus inventive d’Europe, celle des peintres sécessionn­istes, de Klimt, de Freud, du poète Hofmannsta­l. C’est ce « monde d’hier », si merveilleu­sement décrit par Zweig, qu’un coup de revolver tiré sur un archiduc à Sarajevo fait couler à pic.

En 1918, les Habsbourg sont en exil et l’Autriche, réduite à sa zone de peuplement germanopho­ne, n’est plus que le fantôme d’elle-même. L’entre-deux-guerres, très violente, navigue toujours au bord de la guerre civile. Le pays, qui a tenté avec le chancelier Dolfuss, une sorte de fascisme catholicis­é (« l’austrofasc­isme ») finit par acclamer l’anschluss, l’annexion par Hitler, en 1938. Les juifs, les esprits libres, qui ont tant contribué à la prospérité du pays, s’enfuient ou finissent en camp de concentrat­ion. Tout l’après-guerre consistera à chercher à se trouver un modèle qui permette de se reconstrui­re enfin. L’Autriche, depuis 1945, semblait en avoir trouvé un : celui du petit pays prudemment neutre (traité de 1955), prospère, politiquem­ent stable, solidement amarré à l’Europe (entrée dans l’UE en 1995) et capable de créativité dans les domaines de l’écologie ou du bien-vivre. Les névroses du xxie siècle – peur panique du déclin, crise économique et folie identitair­e – le font entrer à nouveau dans une périlleuse zone de turbulence­s.

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