L'Obs

Brautigan fumait-il du persil ?

C’EST TOUT CE QUE J’AI À DÉCLARER, PAR RICHARD BRAUTIGAN, TRADUIT PAR THIERRY BEAUCHAMP, FRÉDÉRIC LASAYGUES ET NICOLAS RICHARD, LE CASTOR ASTRAL, 790 P., 32 EUROS.

- DIDIER JACOB

Avec Brautigan s’invente la légende moderne de l’écrivain américain : un rêveur, un éclaireur, un barde des petits riens. Il ne cherche pas à devenir un héros et ne se prend pas, comme Kerouac, pour le nouvel Homère de la route américaine. A San Francisco, où il s’installe en 1956 (il venait de l’Oregon), il cumule les boulots à un dollar par jour, livreur à bicyclette ou assistant de laboratoir­e. Il n’a pas un rond mais c’est l’âge d’or de la débrouille. Quand sa petite machine à écrire portative, une Royal noire qu’il a utilisée pour écrire son best-seller « la Pêche à la truite en Amérique », tombe en panne, sa femme, qui travaille dans un cabinet d’avocats, emprunte la machine de son bureau pendant le week-end. Et chipe quelques timbres pour envoyer les poèmes de Brautigan aux quatre vents, « comme les aigrettes d’un pissenlit » (dixit la veuve de Richard).

Brautigan n’a pas de lecteurs. Il a des admirateur­s. Si vous rencontrez quelqu’un qui n’aime pas « la Vengeance de la pelouse », demandez-lui un autographe – il est unique en son genre. On ne compte pas les écrivains qui ont succombé aux charmes de sa prose, à commencer par Philippe Djian, pour qui Brautigan est Dieu. Moins connus que ses romans, ses poèmes, dont l’édition intégrale bilingue, partiellem­ent inédite, paraît en France, ne sont pas moins délectable­s (un autre recueil paraît sous le titre « Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus »). Ce sont des haïkus d’Amérique – on sait que Brautigan avait une passion pour la civilisati­on japonaise : « Au Japon saoul dans un/bar/ça/va ». Ecrit en 1968, « S’il vous plaît plantez ce livre » montre que, en pleine effervesce­nce hippie, Brautigan n’était pas en reste quant aux substances. Fumait-il du persil ? Il avait imaginé d’inclure un poème dans des petits sachets de graines, fleurs et légumes mélangés. Ainsi, le lecteur aurait le choix de lire ou de planter. Dans « les Fleurburge­rs », il imagine que Baudelaire ouvre un stand de hamburgers à San Francisco et glisse des fleurs, à la place de la viande, entre les petits pains. « Lorsqu’on le lit, on a envie d’habiter son cerveau », explique Mathias Malzieu dans une belle préface. Il a raison. Trente ans après sa mort (Brautigan se suicide en 1984), les poèmes de celui qu’on appelle le « dernier des Beats » montrent à quel point le conformism­e a, depuis, triomphé partout. Brautigan est mort et son cerveau aussi, mais son incroyable invention demeure dans sa poésie : « La philosophi­e devrait s’arrêter/à minuit comme les bus./Imaginez Nietzsche, Jésus/et Bertrand Russell garés/dans les dépôts silencieux à voitures. »

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Dans un square de San Francisco, en 1967.

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