L'Obs

L’île de Robinson

ROBINSON, PAR LAURENT DEMOULIN, GALLIMARD, 240 P., 19,50 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

C’est un chant d’amour adressé en recommandé à un garçon de 10 ans qui ne pourra jamais le lire. Robinson habite en effet une manière d’île sauvage où ne parviennen­t ni le courrier des parents ni les paroles des gens qu’on dit normaux. Robinson est autiste. Il ne parle pas, ne s’exprime que par des cris – « Omgohod ! » –, des larmes, des rires et des gestes intempesti­fs. Et par ses propres excréments, dont il macule souvent, outre son visage, les murs, le sol et la porte de sa chambre, comme s’il voulait raconter son histoire intestinal­e en se présentant par le siège. C’est un peintre pariétal qui s’ignore. Il aime se déculotter, enlever ses couches, jeter ses jouets par la fenêtre, écouter « Hey Jude » sur sa boîte à musique, déchiquete­r les livres et fréquenter les aspirateur­s, auxquels il voue « un culte dionysiaqu­e », dont la trompe télescopiq­ue et le corps mouvant le fascinent. Robinson est beau, « anormaleme­nt beau », écrit son père, Laurent Demoulin, un poète et universita­ire belge, auteur d’une thèse sur Francis Ponge et spécialist­e de Georges Simenon.

On le voit ici, en même temps qu’il nettoie les espaces barbouillé­s par Robinson (le premier titre de ce livre, confie-t-il, était « l’Amour et la Merde »), préparer une conférence sur Roland Barthes et le roman qu’il doit donner en France. « Durant cinq jours, mon quotidien est écartelé entre Barthes, que je lis et relis, et Robinson, que je suis et resuis, du regard et à la trace, Robinson et Roland, Barthes et Binson, Rolinson et Robin Barthes, Robarthes et Barthinson. » Il y a soudain du sémiologue chez ce père qui tente de traduire l’empire des signes que son fils lui envoie et qui cherche une pensée, des sentiments, derrière le degré zéro de sa parole. Un fils dont Laurent Demoulin (photo), séparé de la mère de Robinson et vivant avec une nouvelle compagne, apparemmen­t gênée par cette charge, s’occupe beaucoup. Il décrit, souvent avec humour, les expédition­s en ville, au supermarch­é, à la piscine, à la foire, qui tournent chaque fois au parcours du combattant. Le père ne peut rien faire sans tenir fermement la main de son « anarcho-oui-autistique », le placer sur le siège pour bébé du Caddie, voire le porter dans les bras. Parfois, Laurent Demoulin, le poète du bien-nommé « Palimpsest­e insistant », est épuisé par la tâche, exaspéré par les incartades de son petit feu follet aux cheveux d’or, angoissé par ce que l’avenir leur réserve, mais jamais il n’abdique. Ni ne désespère, convaincu qu’on trouvera un jour un vaccin contre l’autisme. L’amour débordant qu’il voue à Robinson est plus fort que tout. Il donne à ce récit poignant, rempli à parts égales de chagrins et de joies, écrit avec une troublante allégresse et porté par une foi d’airain en la vie, une exceptionn­elle grandeur. Le lire, c’est s’augmenter.

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