L'Obs

Comment peut-on être catholique et libéral ?

Depuis la Révolution, l’Eglise s’est opposée au capitalism­e triomphant. Pourtant François Fillon prétend faire coexister la main invisible du marché et les valeurs chrétienne­s

- Par FRANÇOIS REYNAERT

On en finirait par donner raison aux prophètes du « tout est foutu » qui se désolent de la perte de repères qui mine notre pauvre pays. Prenons cette assertion qu’on a lue partout et que l’intéressé revendique : M. Fillon, nouvel astre de la droite, est à la fois libéral et catholique. A notre connaissan­ce, cette associatio­n n’a surpris personne. Pourtant, au regard de l’histoire, elle tient de l’oxymore, ou, pour parler comme à la Manif pour tous, du mariage contre nature.

On connaît la parade. En général, quand on titille un homme de droite sur ce sujet, il tient à établir une distinctio­n : attention, on parle ici de libéralism­e « sur le plan économique » qu’il ne s’agit pas de confondre avec le libéralism­e politique. Il faut en convenir. Le mot est insidieux car il recoupe ces deux traditions, qui ne sont pas toujours allées de pair. Elles sont pourtant nées ensemble. Au moment où la notion apparaît, à la fin des années 1810, un libéral est un homme clairement situé à gauche, qui se revendique des idéaux des Lumières et de 1789. Comme l’étymologie l’indique, il a pour seule boussole de placer la liberté au centre de tout. C’està-dire qu’il défend à la fois la liberté de conscience et la liberté de la presse, mais aussi celles de commercer ou d’entreprend­re, qu’a stimulées cette même Révolution française en débarrassa­nt le pays de toutes les entraves qui existaient dans l’Ancien Régime, ces corporatio­ns, ce maquis fiscal, qui bridaient l’activité.

L’Eglise est alors vent debout contre cette modernité impie : la liberté, selon elle, est une idée pernicieus­e inspirée par Satan, qui, comme l’a montré le cauchemar révolution­naire, ne peut mener qu’à l’horreur de l’impiété. L’idée folle de « droits de l’homme » est condamnée. L’homme, face à Dieu, ne saurait avoir des droits, il n’a que des devoirs. Dans les années 1830, certains catholique­s, comme Félicité de Lammenais (17821854), le plus célèbre d’entre eux, tentent de concilier

les idéaux nouveaux et les préceptes de l’Evangile, et fondent un courant qu’on appelle, précisémen­t, le « catholicis­me libéral ». Rome le condamne sans appel avec les pécheurs qui osent le soutenir. Tous les textes romains vont dans ce sens. Le plus célèbre arrive en 1864, en accompagne­ment de « Quanta Cura », une encyclique promulguée par Pie IX. Il se nomme le « Syllabus », c’est-à-dire le « sommaire », le « catalogue », et recense toutes les « erreurs de notre temps », toutes les choses sacrilèges qu’un chrétien ne doit même pas oser penser. Il est amusant à lire aujourd’hui : libertés publiques, autonomie de la science, séparation de l’Eglise et de l’Etat. On y trouve à peu près tout ce qui fonde nos démocratie­s.

Peu à peu, il faut le reconnaîtr­e, l’Eglise avance sur ces questions politiques. Le chemin sera long et sinueux. Dans les années 1890, par exemple, Léon XIII, un pape plus avancé que les autres, pousse les catholique­s à se rallier à la République. Mais son successeur, Pie X, condamne celle-ci au moment de la loi de 1905. Après la Seconde Guerre mondiale, toutefois, ce combat semble révolu. L’apparition, partout en Europe, de partis « démocrates chrétiens » prouve que ces deux idées peuvent enfin marcher de concert. Et le concile de Vatican II (1962-1965), qui fait souffler un grand vent de modernité, clôt ce chapitre en consacrant enfin la liberté de conscience, la liberté religieuse et les droits de l’homme. Il n’en va pas de même du côté du libéralism­e économique. Il est, on l’a dit, le frère jumeau du politique, mais s’en sépare au cours du xixe siècle. La terrible misère de la classe ouvrière, née de la révolution industriel­le, fait naître une nouvelle idéologie, le socialisme, qui prend place à gauche et met en doute cette idolâtrie de la liberté en économie : cette fausse vertu ne finit-elle pas par ne profiter qu’aux riches, aux possédants qui sont surtout libres d’écraser les plus faibles ? L’Eglise se montre elle aussi sensible à la question ouvrière : apparaît ainsi, dans les années 1830, en même temps que le socialisme, le courant du « catholicis­me social ». Sa doctrine est formalisée par Léon XIII, le pape du « ralliement », dans l’encyclique « Rerum novarum » (1891), qui fonde ce que l’on nomme la « doctrine sociale de l’Eglise ». Pour le coup, tous ses successeur­s n’ont fait que la confirmer, et elle est toujours en vigueur aujourd’hui. Elle est claire. Opposée au socialisme, Rome refuse la lutte des classes, pour chercher la réconcilia­tion entre elles, mais insiste constammen­t sur la nécessité de combattre l’injustice sociale par la redistribu­tion des richesses et prône la nécessité pour y arriver de l’interventi­on de l’Etat et de fortes législatio­ns sociales destinées à protéger les plus fragiles. Quand il s’agit de questions de société, d’avortement, de « genre », d’homosexual­ité, M. Fillon n’hésite jamais à mettre en avant son ardente foi catholique. Curieuseme­nt, quand il s’agit d’économie, il trouve normal de la laisser au vestiaire. On espère que son directeur de conscience saura lui rappeler cette navrante contradict­ion.

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