L'Obs

“A l’hôpital, personne ne m’a écoutée”

Longtemps confrontés à un mal invisible, pères et mères doivent encore faire face aux difficulté­s liées à la prise en charge de leurs enfants

- Par BÉRÉNICE ROCFORT-GIOVANNI

Soudain, « toutes les pièces du puzzle étaient réunies ». Fatima Ayoubi prend de la Dépakine depuis l’âge de 9 ans pour soigner son épilepsie. Ses trois enfants souffrent de troubles graves du développem­ent. Mais, jusqu’au coup de fil de sa soeur l’an dernier, elle n’avait jamais entendu parler du scandale causé par son traitement. « Ma soeur a vu un reportage à la télé sur Marine Martin [pré- sidente de l’associatio­n de victimes de la Dépakine, NDLR]. Elle m’a appelée sur-le-champ pour me dire : “On parle de ton médicament” », raconte la frêle quadra dans son pavillon de Gifsur-Yvette, en région parisienne. A côté d’elle, Jibril, 12 ans, son fils aîné, se roule dans le canapé, répète en boucle : « Allez, maintenant ça suffit. » Le garçon est autiste. Ses deux soeurs, Jena et Anissa, jumelles de 8 ans très calmes aux grands yeux noisette, sont dyslexique­s et ont très vite mal aux mains lorsqu’elles écrivent. Elles ne peuvent suivre la classe de CE2 sans soutien scolaire. « J’ai téléphoné à Marine Martin pendant une heure. On a tellement de choses en commun. » Toutes deux ont des enfants souffrant de retards, de manque de concentrat­ion, et, triste caractéris­tique commune, ils ont le nez épaté et la lèvre supérieure fine : c’est ce qu’on appelle le « faciès Dépakine ».

C’est un neurologue de ville, dont Fatima préfère taire le nom, qui lui a prescrit la molécule pendant toutes ces années. « Jamais il n’a parlé de risques alors qu’il savait qu’on voulait des enfants », expliquent Fatima, agent administra­tif, et son mari, policier. La jeune femme ne le consulte pas pendant ses grossesses, puisque au besoin son généralist­e lui renouvelle son ordonnance. Celui-ci ne la met pas plus en garde. Seule sa gynécologu­e lui explique que deux malformati­ons peuvent survenir chez l’enfant exposé in utero à la Dépakine : le bec-de-lièvre et le spina-bifida, une fissure de la colonne vertébrale. Mais on lui assure qu’en prenant de l’acide folique, un complément alimentair­e, il n’y aura pas de problème.

Pourtant, « dès la maternelle, il jouait tout seul dans son coin. Il répétait mimétiquem­ent les dialogues des dessins animés. Au fond de nous, on savait que c’était de l’autisme. J’ai émis cette hypothèse à l’hôpital, mais personne ne m’a écoutée ». Le diagnostic sera pourtant confirmé en 2012. Entre-temps, Fatima donnera naissance à ses jumelles. Faute d’indication contraire, elle avait continué d’absorber de la Dépakine tout au long de sa grossesse. Aujourd’hui encore, Jibril n’est pas pris en charge correcteme­nt, tant les places manquent dans les rares établissem­ents spécialisé­s. L’institut médico-éducatif qui l’accueille est à deux doigts de jeter l’éponge. « Il lance des bols à travers le réfectoire, casse des objets. » Il est renvoyé chez lui les après-midi pour soulager l’équipe. Impossible pour Fatima et son mari de travailler à temps plein. Fatima a dû prendre un congé de présence parentale. Avant cela, c’était son époux, en arrêtmalad­ie à cause d’une blessure, qui s’occupait de son fils. Fatima évalue le coût du handicap de son enfant à 1500 euros par mois. Elle est si stressée que les trous de mémoire dus à son épilepsie reviennent.

Désormais, elle et son mari veulent déposer une plainte. Sur les conseils de CharlesJos­eph Oudin, l’avocat qui travaille sur plus de 800 dossiers dans cette affaire, elle a sollicité par courrier recommandé tous les médecins qu’elle a consultés depuis son enfance. Elle leur réclame son dossier. « Beaucoup l’ont très mal pris et se sont montrés agressifs. Mon généralist­e s’est énervé : “Vous savez, j’ai une assurance.” Le neurologue m’a dit qu’il n’était au courant d’aucun des risques avant 2006 et que j’aurais dû aller le voir lors de ma deuxième grossesse. Mais comment aurais-je pu savoir? » Et puis, comme les autres antiépilep­tiques ne marchent pas sur Fatima, elle prend toujours de la Dépakine. C’est le même neurologue qui la lui prescrit. Sauf que cette fois-ci, elle a dû signer un formulaire de décharge.

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