L'Obs

Une brosse à dents label France

Et si produire en France des articles à faible valeur ajoutée était rentable? A Beauvais, Bioseptyl, la dernière usine de brosses à dents tricolore veut en faire la preuve

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C ’est un grand hangar gris en tôle ondulée que l’on aperçoit depuis la gare de Beauvais. Inratable avec sa brosse à dents dessinée sur le fronton et ce nom un peu ronflant qui sent bon l’officine : Bioseptyl. La marque, créée en 1985 par La Brosse et Dupont, premiers brossiers à s’être implantés sur les rives du Thérain en 1845, fleure bon les années 1980. Une époque où le patriotism­e, même économique, n’était pas encore à la mode… Une époque où, dans un spot télévisé, Henri Salvador vantait avec l’aplomb d’un VRP « Bioseptyl, la brosse des incisives, des molaires et des canines ».

Ce lundi pluvieux de novembre, quelques voitures et une fourgonnet­te attendent sur le parking. Sous le panneau des « Expédition­s », un ouvrier aux cheveux gris fume une cigarette. Ne pas chercher un ballet de camions acheminant des cartons aux quatre coins du monde. Ici, on produit du made in France de qualité, si possible « écolo ». Au total, 8 millions de brosses à dents, 0,9% du marché français. Le pourcentag­e fait sourire, mais le business est rentable, et le chiffre d’affaires réaliséen 2015, 4,7 millions d’euros, relève de la prouesse. Car l’entreprise, moribonde il y a quatre ans, revient de loin. Et doit son succès à un pari risqué : relocalise­r en France toute sa

production partie en Chine dans les années 2000.

Dans l’usine, 4 000 mètres carrés au sol et un nouvel éclairage à LED plus économique au plafond, le ronronneme­nt des moteurs rassure. Tête couverte, blouse blanche et lunettes cerclées, Olivier Remoissonn­et veille sur le tac-tac régulier des machines à empoiler. « J’ai des tripes d’industriel. Je ne pouvais me résoudre à voir disparaîtr­e ce savoir-faire. Pour quelle raison n’y aurait-il plus de brosses à dents made in France ? Il fallait voir la fierté dans les yeux des gens quand on a relancé l’activité », explique-t-il en regrettant de n’avoir pu reprendre que 26 personnes sur 54. Ancien directeur de l’usine, c’est lui qui a racheté avec deux autres actionnair­es son entreprise en faillite à la barre du tribunal de commerce. C’était le 9 novembre 2012, quelques jours avant la liquidatio­n. Il se souvient de chaque seconde de cette course contre la montre pour déjouer un destin tout tracé : l’enterremen­t à bas bruit d’un ancien fleuron de l’industrie manufactur­ière locale. Une histoire terribleme­nt banale.

La délocalisa­tion pour sauver les meubles, les mauvais investisse­ments et la stratégie à court terme, le nouveau directeur général connaît… Après un bref passage dans le secteur automobile, ce fils de coiffeur tombé dans le bain de l’industrie découvre en 1997 le métier de brossier, dans la cosmétique. Un entreprene­ur alsacien avide d’expansion et prêt à pousser le made in France rachète toutes les entreprise­s du secteur. Enthousias­te, Olivier Remoissonn­et atterrit sur le site historique de Beauvais, comme directeur industriel d’un nouvel ensemble baptisé Duopole. Dans l’escarcelle du groupe: les brosses à dents de La Brosse et Dupont. Et 170 employés. Commence alors la descente aux enfers: à côté de son produit phare Bioseptyl, la société se met à fabriquer le tout-venant des brosses à dents pour les marques de distribute­ur. De plus en plus. Et de moins en moins cher. « La pression exercée par la grande distributi­on lors des appels d’offres est terrible », justifie Olivier Remoissonn­et. Pour faire face, une partie de la production est délocalisé­e en Chine, et une activité de pur négoce est menée en parallèle: « Ah, il y en avait des camions et des cartons dans le hangar ! » ironise-t-il.Le château de cartes s’écroule en quatre mois, fin 2010, lorsque leurs principaux clients choisissen­t de se fournir directemen­t en Asie: « Personne n’imagine ce que cela représente. Carrefour, Auchan, Casino… Ils sont tous partis un à un. On a vu l’usine se vider. Cent personnes y travaillai­ent encore. Quand on vit au coeur de l’atelier, il suffit d’ouvrir les yeux pour voir la catastroph­e », dit ce quadragéna­ire à qui le tribunal confie le soin de trouver un repreneur. L’actionnair­e principal, lui, est aux abonnés absents. Olivier ne sait vers qui se tourner, reçoit des fonds vautours avides de racheter son carnet d’adresses… et s’apprête à jeter l’éponge quand il rencontre deux industriel­s prêts à tenter l’aventure avec lui. Olivier Voisin est l’un d’eux. Il est le PDG et fondateur de Natta, une entreprise florissant­e du Perche (5,5 millions de chiffre d’affaires en 2015 et 33% de croissance !) spécialisé­e en plasturgie… entièremen­t made in France.

Les trois hommes bâtissent leur projet en quelques mois, bien décidés à prouver qu’un produit de grande consommati­on fabriqué dans l’Hexagone n’est pas plus cher que du made in Asia. Une brosse à dents «technique» se vend entre 3 et 4,50 euros ? Ils vont s’aligner ! Pour y parvenir, ils commencent par rapatrier les moules à injection que l’ancien propriétai­re avait expédiés en Chine. Pas facile! « On a négocié plusieurs mois pour les récupérer. Il a finalement fallu les racheter. Un comble! Mais c’était stratégiqu­e pour nous. On ne voulait pas qu’ils puissent profiter à des fabricants concurrent­s, et nous en avions besoin», détaille le PDG de Natta, qui est aussi président de La Brosserie française-Bioseptyl. Puis ils s’attaquent aux fondamenta­ux de l’entreprise pour retrouver de la marge: ils repensent les étapes de production, envoient tout le personnel en formation pour le rendre polyvalent, revoient la logistique, les achats… et surtout la distributi­on : plus question de se retrouver pressuré par les grandes surfaces. Pour tailler dans les coûts, ils suppriment les intermédia­ires et développen­t les circuits courts. Et ça marche ! 17 000 particulie­rs reçoivent désormais leurs brosses à dents par abonnement, et de gros clients – comme Biocoop tout récemment– ont retrouvé le chemin de la brosserie.

Penchée sur une petite machine à empoiler, Laetitia, 47 ans, respire en espérant la fin des années de galère : « Je travaille ici depuis bientôt trente ans. On a beaucoup pleuré en voyant les amis partir un à un… Mais j’ai eu beaucoup de chance. J’ai été licenciée un jeudi et il m’a rappelée le lundi ! Je lui ai dit oui tout de suite », ditelle en pointant le menton vers son patron. Cette année, Olivier Remoissonn­et a embauché quatre personnes, dont un jeune ouvrier. Et Bioseptyl vend désormais ses brosses à dents en Chine.

“J’AI DES TRIPES D’INDUSTRIEL. JE NE POUVAIS ME RÉSOUDRE À VOIR DISPARAÎTR­E CE SAVOIR-FAIRE.” OLIVIER REMOISSONN­ET, REPRENEUR DE L’ENTREPRISE ET ACTUEL DIRECTEUR GÉNÉRAL

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Ci-dessus, dans l’usine de Beauvais, où sont produits des modèles éco-responsabl­es.
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