“Dans la Silicon Valley, faire de l’argent, c’est faire le bien”
Célébrée pour sa réussite économique, cette région de la Californie qui a vu naître Apple, Google ou Twitter est aussi porteuse d’une idéologie bien particulière. Décryptage par l’historien des médias Fred Turner, un des meilleurs experts de la cybercultu
Comment décririez-vous la Silicon Valley à quelqu’un qui n’y est jamais allé? C’est une étendue de terre sans relief s’étalant sur une cinquantaine de kilomètres, de San José aux montagnes qui délimitent le sud de San Francisco. Ces dernières années, à cause de sa croissance économique, elle a franchi les montagnes et commence à rogner sur la ville. Diriez-vous qu’il y a un esprit propre à la Silicon Valley? Oui, et il est une combinaison de trois facteurs. Premièrement, comme dans toute l’Amérique, survit en Californie l’héritage puritain de la NouvelleAngleterre du siècle. Les puritains vivaient dans l’idée que Dieu récompensait les élus en les couvrant de richesse pendant leur vie sur terre.
Cette croyance anime encore la Silicon Valley, à la différence près que l’élu a pris la forme de l’entrepreneur génial. Il faut ajouter deux particularités locales. D’abord la Silicon Valley a longtemps été le coeur de l’industrie militaire. La légende attribuant la naissance des nouvelles technologies à des individus héroïques n’est vraie qu’en partie. Dans les faits, elles proviennent surtout d’un écosystème qui a longtemps servi à produire des missiles et des avions de combat. Ensuite, la vallée a été irriguée par la contre-culture de la fin des années 1960, très différente de celle de Berkeley, qui se trouve pourtant de l’autre côté de la baie. Alors que l’université de Berkeley engendrait un mouvement très politisé à l’origine de la nouvelle gauche, au même moment, dans la Silicon Valley, autour de l’université Stanford, apparaissaient les communautés hippies. La Silicon Valley, c’est donc la rencontre entre la contre-culture hippie et l’industrie militaire, chaperonnée par le puritanisme américain.
Mais comment des cultures aussi différentes peuvent-elles se mélanger?
Ce sont trois utopies. Les puritains veulent construire une communauté idéale, sous le regard de Dieu. Les hippies aussi veulent créer des communautés, avec la perspective de voir émerger une nouvelle société. Quant aux militaires, il suffit de voir le dernier slogan de la marine américaine : « A Global Force for Good » (« Une force mondiale pour le Bien »). Si l’Amérique est le pays de Dieu, son armée est l’armée de Dieu.
De surcroît, ces trois utopies sont réunies par la foi en la technologie. Les militaires croient dans les technologies à grande échelle que demandent les armes. Les hippies croyaient dans les petites technologies – le LSD, la stéréo qui offrait une nouvelle expérience de la musique, puis la micro-informatique – qui les aideraient à se transformer. Quant aux puritains, ils passaient leurs journées à lire des livres de prières ou à manier la houe, tout ce qu’ils manipulaient devant servir à se rapprocher de Dieu. Tout cela flotte encore dans l’air de la Silicon Valley et, sans que personne l’évoque jamais, sert de ciment à ce lieu extrêmement cosmopolite et mouvant.
Quand cette idéologie rencontre-t-elle internet?
C’est Doug Engelbart, un des membres du département informatique de Stanford – et père de la souris –, qui fait la démonstration en 1968 de la première communication à distance entre deux ordinateurs. Lui et ses collègues sont très liés aux hippies de la région. Il ne faut jamais oublier que jusqu’à ce que le LSD soit interdit en 1966, l’école d’ingénieurs de Stanford en distribuait à ses étudiants. Tout ce monde voulait s’ouvrir l’esprit, s’interconnecter. Internet, d’une certaine manière, réalise ce rêve.
Pourquoi des gens comme Steve Jobs, qui se sont lancés dans l’informatique et internet dans cet
LA SILICON VALLEY, C’EST LA RENCONTRE ENTRE LA CONTRECULTURE HIPPIE ET L’INDUSTRIE MILITAIRE, CHAPERONNÉE PAR LE PURITANISME.
état d’esprit, ont-ils pu devenir des entrepreneurs parfaitement capitalistes?
Parce qu’ils l’étaient déjà. La contre-culture californienne se méfiait de la politique, mais elle croyait au business. Le monde hippie était aussi un gigantesque marché. Et c’est très naturellement qu’au cours des années 1980 et 1990, quand l’informatique et internet ont pris leur essor, ces héros de la contre-culture sont devenus des leaders économiques.
Cela permet d’expliquer beaucoup de choses. Par exemple comment Google peut à la fois mettre gratuitement à disposition toute l’information du monde et instaurer ce que la professeure de Harvard Shoshana Zuboff appelle une « économie de la surveillance », c’est-à-dire des technologies traçant les internautes pour mieux vendre la publicité. Ce qui nous apparaît comme une contradiction interne est résolu en pratique par une idéologie qui veut que ce qui est bon pour l’entreprise soit bon pour le monde. Faire de l’argent, c’est faire le bien.
Faut-il voir une forme de colonialisme dans l’idée que ce bien doit se répandre sur terre?
Accidentellement, mais pas intentionnellement. Google et Facebook ont commencé avec l’idée qu’ils allaient renforcer le pouvoir des individus. Pour le faire à grande échelle, il faut gagner de l’argent, donc grossir. Ils sont devenus des puissances coloniales. Mais c’est toute l’histoire de l’Amérique, non? Elle commence comme une alternative utopique à l’hégémonie européenne, et deux cents ans plus tard elle envoie ses soldats convertir la planète à son mode de vie.
Dans cette idéologie de la Silicon Valley, il y a quelque chose de très naïf… Pourquoi cela fonctionne-t-il si bien?
C’est un paradoxe bien connu des psychologues. Une lecture du monde biaisée mais optimiste est très fonctionnelle. La Silicon Valley vit de cet optimisme fonctionnel. Que le pays est loin de partager. Les difficultés quotidiennes et les angoisses face à l’avenir qui ont fait le succès de Trump montrent le contraire. La Silicon Valley ignore l’Amérique qui soutient Trump. C’est son versant égoïste, autiste même : on ne se sent pas responsable du malheur des autres.
A ce propos, comment analysez-vous l’usage qu’a fait Donald Trump d’outils qui ont été conçus par la Silicon Valley, comme Twitter?
On a oublié que les réseaux sociaux ont leurs racines dans une critique des médias de masse qui s’est développée au début des années 1940. L’Amérique s’est alors demandé comment un pays aussi cultivé que l’Allemagne avait pu se convertir au fascisme en si peu de temps. Un groupe d’intellectuels a craint que la radio, le cinéma et les journaux n’aient permis à Hitler de faire entrer sa folie dans l’esprit des masses. Leur hypothèse était qu’un modèle médiatique descendant – où une personne s’adresse à une foule – favorisait l’absorption du message fasciste. Ce groupe – qui comptait des gens aussi importants que l’anthropologue Margaret Mead – a réfléchi à la création d’un média qui soit démocratique en lui-même, un dispositif qui exposerait le public à des sources diverses, des sons et des images multiples. L’idée étant que la possibilité de choisir était l’essence de la démocratie. Deux décennies plus tard, ce modèle a nourri la contreculture psychédélique, mais il avait laissé sur la route les combats antiraciste et antisexiste originels, et ouvert la voie aux seules revendications consuméristes. Quand les réseaux sociaux ont enfin réalisé ce rêve médiatique, il n’y avait plus aucune armature politique.
Trump a achevé ce retournement : profiter d’outils développés pour se prémunir contre le fascisme, dans le but de promouvoir un nouveau fascisme que j’appellerais un « individualisme autoritaire ». En quelque sorte, c’est la fin d’une utopie. On pensait qu’un média horizontal porterait le peuple vers des aspirations démocratiques, il donne au contraire à des gens comme Trump la capacité de pénétrer encore plus intimement nos vies. Ses tweets entraient dans mon fil d’actualité par ceux de ma fille, de ma femme, de mes amis. Ont fusionné soudain deux éléments qu’on croyait opposés : l’autoritarisme et l’expression la plus radicale de l’individualisme.
Il n’y a plus aucune place pour le collectif aujourd’hui dans la Silicon Valley?
L’autre jour, en longeant en voiture l’hôpital de San Francisco, j’ai vu qu’il avait été rebaptisé le « Zuckerberg San Francisco General Hospital and Trauma Center », en hommage à Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, qui a donné des dizaines de millions de dollars. Il faut peut-être y voir la naissance
d’une conscience, parmi quelques leaders de la Silicon Valley, qu’ils doivent s’inscrire dans la lignée des industriels philanthropes du xixe siècle, celle des Carnegie et des Rockefeller. Plus important encore, Zuckerberg donne beaucoup d’argent à des institutions publiques. La Silicon Valley est habitée par la croyance que l’amélioration du monde est affaire de réseaux et de technologies, mais c’est faux. On change le monde en construisant de solides institutions.
L’esprit des start-up change-t-il selon les générations?
L’idéologie de départ – des années 1980 et d’Apple – était celle de l’exploration ludique : fabriquer des machines et des programmes et, le cas échéant, en faire commerce. Aujourd’hui, on voit apparaître une nouvelle génération qu’on appelle les « brogrammeurs » [ jeu de mots où « bro » désigne le macho agressif, NDLR], intéressés uniquement par l’argent, et dont le mantra est de « pivoter », c’est-à-dire de changer rapidement d’idée si celle du départ n’a pas marché. Ça ressemble beaucoup au modèle de la ruée vers l’or : former une équipe bien virile, trouver le bon filon, s’enrichir vite et se retirer avec son argent.
En vous écoutant, on se dit que ce modèle ne va pas éternellement durer.
Construire n’est plus l’enjeu. Detroit a construit des voitures, des usines, une ville. Quand l’industrie automobile s’est délocalisée, tout ça est devenu inutile. Entre les années 1970 et aujourd’hui, bien des changements industriels sont survenus dans la Silicon Valley : elle a vécu de la fabrication des puces, mais quand l’industrie des puces s’est délocalisée à Taïwan, elle n’a pas sombré comme Detroit. Pourquoi ? Parce que la Silicon Valley fait très attention à ne pas trop construire. On le voit dans le paysage : les maisons et les villes de la région ne sont pas belles, pas impressionnantes. La Silicon Valley fabrique des programmes et des réseaux de relations qui sont très résilients car ils survivent aux individus et aux changements industriels. Le prochain changement est en cours : les ordinateurs ne comptent plus, l’avenir, ce sont les biotechnologies et l’énergie. On est en train d’apprendre énormément sur le corps humain et notre environnement. Et, de la même manière qu’on a appris à monétiser des processus sociaux, on arrivera à monétiser des processus biologiques.
Justement, le transhumanisme – qui postule l’avènement d’un homme nouveau par son alliance avec la machine – est-il influent?
Les transhumanistes attirent l’attention par leur pittoresque. Mais ils sont très minoritaires. Les gens de la Silicon Valley sont en grande majorité des démocrates bon teint. Les transhumanistes y occupent la fonction qu’avaient les spiritualistes au xixe siècle. A une époque où sont apparus le télégraphe et le téléphone – ces étranges objets à travers lesquels des humains nous parlaient –, les spiritualistes ont imaginé un monde où les esprits nous parlaient par le biais d’objets comme les tables. Aujourd’hui, alors qu’on peut communiquer avec la terre entière et envoyer des photos de soi en un clic, on a l’impression de vivre un peu en dehors de son corps. Le transhumanisme donne une dimension spiritualiste à cette expérience. Mais les spécialistes de biotechnologie que je connais sont des scientifiques ou des hommes d’affaires, ils n’ont rien à voir avec le transhumanisme. Ils fabriquent par exemple une puce qu’on peut avaler et qui donne des informations depuis l’intérieur du corps.
Vous trouvez cela excitant ou inquiétant?
Les deux. Si j’avais un cancer de l’estomac et qu’une puce pouvait localiser exactement mes tumeurs, je serais ravi. Mais dès qu’on met des puces quelque part, on produit des informations qui peuvent servir à des buts moins nobles. C’est le défi qui se pose à nous. C’est là que nous avons besoin d’institutions indépendantes et citoyennes. Parce que si nous relevons ces défis individuellement, nous perdrons à coup sûr.
Vous enseignez à Stanford, qui est au coeur de la Silicon Valley. Comment conciliez-vous votre regard critique avec cette position?
Parmi la centaine d’étudiants auxquels j’enseigne chaque année, certains me reprochent d’être trop critique, et beaucoup travaillent ensuite dans des entreprises de la Silicon Valley. Mais je leur aurai donné quelques idées qui, j’espère, participeront à faire changer les choses. Il est très important que les gens qui critiquent la Silicon Valley sachent comment elle marche de l’intérieur. J’ai souvent l’impression d’être
un anthropologue qui vit dans la tribu qu’il étudie. Mon défi est de ne pas adopter toutes ses valeurs.
Finalement, vous n’êtes pas si pessimiste…
Je suis vraiment partagé. Je suis très inquiet que les technologies de surveillance développées ici puissent servir à un gouvernement peu scrupuleux. Mais je suis encore plus inquiet du futur de cette Amérique profonde où les jeunes chômeurs n’ont d’autre perspective que de s’engager dans l’armée, de cette classe ouvrière exclue depuis si longtemps de ce que fabrique la Silicon Valley.