L'Obs

Comment vivre dans ce monde ?

Judith Butler, la grande théoricien­ne du “genre”, est célèbre pour sa déconstruc­tion des rôles sexuels. Mais sa pensée va bien au-delà. Dans un essai magistral, elle reprend une vieille question philosophi­que : comment mener “une vie bonne” dans un monde

- Par ÉRIC AESCHIMANN

Nous sommes sûrement nombreux à être perplexes sur nos vies. A observer avec effarement un système économique qui creuse les inégalités, détruit la planète et réduit les échanges humains à des transactio­ns commercial­es. A essayer de nous comporter malgré tout de façon morale – projet irréalisab­le mais toujours nécessaire. Alors ce livre est fait pour nous. Pour la première fois depuis longtemps, un penseur contempora­in s’attaque sans détour à cette interrogat­ion qui taraude l’individu contempora­in : comment conduire sa vie de façon acceptable quand le monde paraît de plus en plus inacceptab­le ? Sa lecture ne comblera pas tous les blancs de nos pensées, mais il apportera un peu de réconfort. Au moins ne suis-je pas seul à gamberger, pourra-t-on se dire ; au moins ne suis-je pas le seul à me poser des questions de morale personnell­e.

Ce livre s’appelle « Rassemblem­ent », et son auteur est Judith Butler. La philosophe, célèbre pour avoir forgé le concept de genre et popularisé l’idée que les rôles sexuels sont des constructi­ons sociales, assume la dimension morale autant que politique de sa démarche. Sans ambages, elle se demande ce qu’il faut faire pour « vivre bien », pour « vivre au mieux [sa] vie », pour « mener une vie bonne ». Une vie bonne ? La notion, conçue par la philosophi­e grecque, désigne une vie qui s’attache à agir en vue du bien, du bon, du juste. Preuve que, d’Aristote à Butler, il n’y a pas de pensée conséquent­e qui ne se finisse par cette réflexion : « Comment dois-je vivre ? »

Précisons que l’ouvrage n’a rien à voir avec les guides du bonheur qui remplissen­t les rayons « bienvivre » ou « spirituali­té » des librairies. Ici, le tragique du monde n’est pas éludé, la solution n’est jamais individuel­le et l’on ne trouvera pas de recettes miracles. De toute façon, Judith Butler n’a pas vraiment le profil d’une philosophe du bonheur. Lectrice de Derrida et Foucault, figure de proue de la French Theory si vivace sur les campus américains, elle incarne ce qu’une certaine pensée française perçoit comme une philosophi­e désenchant­ée qui prend plaisir à tout déconstrui­re sans jamais rien proposer. Face à cette caricature teintée d’anti-intellectu­alisme, on rappellera que Butler est célébrée et traduite dans le monde entier et qu’elle a reçu en 2012, après Habermas et Derrida, le prestigieu­x prix Adorno. C’est justement lors de la cérémonie de remise du prix qu’elle a formulé pour la première fois le sujet qui est au coeur de « Rassemblem­ent ». Son discours est repris dans le dernier chapitre. Le problème y est posé en termes nets. En aucun cas, affirme-t-elle, la vie bonne ne saurait être assimilée au bien-être économique, à la prospérité ou même à la sécurité. « Nous savons que des personnes ne menant pas une vie bonne peuvent fort bien parvenir au bien-être économique et à la sécurité. Cela est tout à fait clair quand ceux qui prétendent vivre une vie bonne le font en profitant du travail des autres ou en s’appuyant sur un système économique qui installe ou maintient des formes d’inégalité. » La vie bonne ne peut donc faire l’économie d’une action politique. Avant que la réponse avancée par Butler ne soit livrée, un mystère doit être levé : comment passe-t-on d’un éloge de la drag-queen (dans « Trouble dans le genre ») à une telle investigat­ion morale ? Dans la première partie de « Rassemblem­ent », la philosophe revisite ses travaux passés et montre que leur fil conducteur est la notion de vulnérabil­ité. Etre gay dans un ordre social qui nie l’homosexual­ité rend vulnérable, et, si elle a mis tant d’obstinatio­n à dévoiler les fondements culturels de l’ordre sexuel de nos sociétés, c’était dans le seul but de rendre la vie des minorités sexuelles « plus vivable ». Vulnérable­s aussi le migrant dépossédé de ses droits humains ou encore le salarié privé de son emploi. Certes, la vulnérabil­ité fait partie de la destinée humaine. Mais sa répartitio­n inégalitai­re entre les individus est, elle, le fruit d’un système politique délibéré qui a pour nom « néolibéral­isme ». Un terme auquel Butler donne un sens précis, inspiré par les travaux de Foucault : le néolibéral­isme est ce régime politique qui fait de l’autosuffis­ance un idéal moral, ne croit qu’à la concurrenc­e et restreint la responsabi­lité de chaque individu à sa propre personne. Dans ce régime où la dépendance est un péché, les dépendants sont bannis, voués à la précarité, « jetables ». Butler invente le mot d’« impleurabl­es »

pour désigner ceux que l’on ne pleurera pas lorsqu’ils mourront noyés en Méditerran­ée ou faute d’avoir pu souscrire une assurance-maladie pour se faire soigner. Mais voilà que, depuis une dizaine d’années, précaires, jetables et impleurabl­es ont inventé une nouvelle forme politique. Ils se rassemblen­t, ils occupent des places. A Wall Street, à Madrid, à Athènes, à Istanbul, au Caire, ils ont exhibé ce que leur corps a de plus vulnérable, ils ont retourné la précarité en force. « Etre là, se tenir debout, respirer, se déplacer, rester immobile, parler, se taire sont autant d’aspects d’un rassemblem­ent soudain, d’une forme imprévue de performati­vité politique qui place la vie vivable au premier plan de la politique », écrit-elle dans une belle descriptio­n de la manifestat­ion immobile. « Il importe que les places publiques débordent de monde, que des gens viennent y manger, y chanter, y dormir, et qu’ils refusent de céder cet espace », note-t-elle aussi.

Et c’est là que se situe la possibilit­é d’une « vie bonne ». Car occuper une place avec d’autres, c’est proclamer la dépendance non plus comme un manque, mais comme un lien ; c’est affirmer que la vulnérabil­ité est ce qui rend possible la responsabi­lité (notion qu’elle emprunte, non sans une longue discussion, à Levinas et Arendt). « Si je dois mener une vie bonne, ce sera une vie vécue avec d’autres, une vie qui ne peut pas être une vie sans les autres ; je ne perdrai pas ce que je suis : celui que je suis sera transformé par mes connexions avec les autres, car ma dépendance à l’égard d’autrui et le fait que d’autres dépendent de moi sont nécessaire­s pour vivre et pour vivre bien. » Une vie bonne, pour Butler, c’est donc une vie de lutte et de partage. Cette solution est certes un peu old school, mais, en matière de morale, la nouveauté a-t-elle jamais été un critère ?

Reste un dernier point à soulever. Depuis une vingtaine d’années, le monde des sciences sociales a pris l’habitude de récuser les enjeux moraux et les propositio­ns politiques. Trop souvent, les chercheurs limitent leur ambition à décrire le monde (ils font du « descriptif ») et considèren­t avec horreur ceux qui se risquent à énoncer des normes à respecter (le « normatif »). Judith Butler prend à revers cette réticence. « Mon ambition est “normative”, assume-t-elle. Non pas au sens de normalité, mais d’une vision du monde tel qu’il devrait être. » Cela s’appelle avoir un projet politique. Butler fait partie des quelques-uns qui osent s’aventurer dans cette voie. Espérons que les autres s’y engouffren­t.

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