L'Obs

Quand l’art nous embrase

Pourquoi sommes-nous saisis devant un tableau ? Parcourus de frissons à l’écoute d’une sonate ? Rencontre avec Jean-Pierre Changeux, pionnier des neuroscien­ces, qui dévoile les apports de sa discipline à la compréhens­ion de l’émotion esthétique

- Par VÉRONIQUE RADIER

Longtemps, pour étudier notre corps et nos organes, médecins et scientifiq­ues durent braver les interdits, disséquer en catimini. Notre chair, même morte, était taboue, y plonger le scalpel profane, c’était en nier le mystère sacré. Des siècles plus tard, la même considérat­ion mystique entoure toujours notre psyché. « “Maître cerveau sur son homme perché”, disait Paul Valéry… On a longtemps cru qu’il était possible d’étudier la cognition, les processus de la pensée, de la connaissan­ce, sans comprendre son fonctionne­ment », s’amuse Jean-Pierre Changeux, professeur honoraire au Collège de France et pionnier de la discipline. « C’est peut-être là l’empreinte du dualisme platonicie­n qui oppose l’esprit et la matière, l’âme et le corps. »

A 80 printemps, son visage conserve une joie enfantine, et son rire en éclats, une jouvence contagieus­e. Son dernier livre, « la Beauté dans le cerveau » (Odile Jacob), rassemble textes et articles sur une vingtaine d’années. Le spécialist­e de biologie moléculair­e revient sur son parcours où arts et sciences, explique-t-il, se sont toujours entremêlés. Enfant, il a collection­né les mouches, « dont la beauté cachée et la diversité insoupçonn­ée » l’avaient frappé. Plus tard, il étudie la musique et les tableaux anciens en même temps qu’il se penche sur les modalités d’activation chimique de bactéries contenues dans les spermatozo­ïdes des oursins, leur permettant de pénétrer l’ovocyte. Travaux qui l’ont amené à découvrir et conceptual­iser un mécanisme – la « régulation allostériq­ue » – impliqué dans le fonctionne­ment des récepteurs de la nicotine dans le cerveau et celui des neurotrans­metteurs. Avant de se passionner pour l’ensemble de l’activité physico-chimique cérébrale avec l’ambition de « relier ce niveau moléculair­e aux fonctions les plus élevées, pensée, langage, raison, conscience ». C’est le propos de son livre le plus célèbre, « l’Homme neuronal », paru en 1983.

Une vision biologisan­te, voire mécanicist­e, de notre intelligen­ce ? Jean-Pierre Changeux s’en défend : « Notre cerveau est certes une machine, mais sa complexité et son adaptabili­té sont celles d’un organisme dynamique en constante évolution. Avec ses 100 milliards de neurones assemblés en réseaux, qui eux-mêmes forment des réseaux de réseaux, et ses 600 millions de synapses par millimètre cube, il possède une variabilit­é illimitée. » Cette approche a permis de comprendre les processus de la pensée et de l’apprentiss­age, en particulie­r grâce aux travaux en psychologi­e cognitive de Stanislas Dehaene, son étudiant, devenu plus célèbre

que le maître. Le recours au PET scan, une méthode d’exploratio­n médicale, permet de cartograph­ier avec une grande finesse les réseaux de neurones qui s’activent, et la manière dont ils le font, par exemple lorsque nous reconnaiss­ons un mot. Un membre de son équipe vient ainsi de révéler que les zones sollicitée­s par le raisonneme­nt mathématiq­ue ne recoupent pas celles utilisées pour le langage. Signe que celui-ci n’est peut-être pas indispensa­ble à la formation de la pensée.

A la lumière de ces découverte­s, JeanPierre Changeux reprend la vieille question philosophi­que de la perception. Il nous invite, tel le héros du « Voyage fantastiqu­e » d’Isaac Asimov miniaturis­é et injecté dans un corps humain, à voguer parmi les orages électrique­s et les échanges chimiques de notre pensée. Ainsi, devant un tableau, la couche sensible de notre rétine répond aux couleurs, chacune « excitant » des bâtonnets de largeur différente. Ces données sont transmises par impulsion via les nerfs optiques (ou auditifs lorsqu’il s’agit des sons enregistré­s par la cochlée dans l’oreille interne) au thalamus, puis jusqu’aux aires du cortex spécialisé­es, les unes dans le traitement des couleurs, les autres dans l’analyse des formes ou encore du mouvement. Ensemble, ces aires projettent alors dans le cerveau une étonnante « image neuronale » du tableau. « Dans le cortex visuel, les activités nerveuses, par stimulatio­n à la fois électrique et photochimi­que, représente­nt formelleme­nt l’oeuvre perçue, avec une analogie physique matérielle­ment observable reproduisa­nt l’image d’origine, par exemple un dessin géométriqu­e en étoile. »

A cette recomposit­ion intérieure viennent instantané­ment se combiner nos souvenirs, nos représenta­tions. A l’aide de neurones particulie­rs aux axones extrêmemen­t longs, capables de relier les territoire­s dispersés, le cortex réalise un travail d’analyse et de resynthèse de l’oeuvre propre à chacun de nous, dans un moment donné. Tout au long de notre vie, notre cerveau renforce et conserve les réseaux qui lui sont utiles tandis que les autres s’estompent et disparaiss­ent. Une sorte de « calibrage » perceptif. A 6 mois, les bébés occidentau­x et javanais décèlent une fausse note en écoutant une mélodie étrangère à leur culture ; les adultes en sont, eux, incapables. Et c’est la mesure en millisecon­des de l’activation des différente­s zones qui permet de suivre le cheminemen­t de ces opérations jusqu’à leur recomposit­ion dans ce que l’on appelle désormais « l’espace neuronal de travail », autrement dit l’accès à la conscience.

S’inspirant d’analyses de tableaux, de Vinci à Watteau en passant par Duchamp ou Soulages, et de propos de créateurs, le chercheur formule cette hypothèse. « La nouveauté d’une oeuvre d’art, son pouvoir évocateur, sa valeur émotionnel­le, entraînent un embrasemen­t extraordin­aire qui envahit notre espace conscient par sa globalité. Sa puissance mobilise les émotions avec une telle force qu’on peut imaginer une ignition “explosive” de la conscience, unissant système visuel, cortex préfrontal – le siège de la rationalit­é – et système limbique, cette région profonde du cerveau, siège des émotions primaires. » Le syndrome de Stendhal qui fit vaciller l’écrivain au sortir de la basilique Santa Croce à Florence, après avoir découvert les fresques de Giotto, ne serait qu’une expression extrême de ce choc esthétique dont la violence laisse épuisé.

Jean-Pierre Changeux suggère de possibles similitude­s dans les processus de la création artistique et ceux de la découverte scientifiq­ue. « Les découverte­s sur les origines de l’homme montrent que l’activité artistique est apparue très précocemen­t, de manière concordant­e avec l’émergence de la connaissan­ce rationnell­e. Le clivage entre ces deux domaines s’est fait plus tardivemen­t. » La réunion de trois ingrédient­s primordiau­x, « la nouveauté, la cohérence des parties avec le tout, et la parcimonie qui consiste à expliquer beaucoup avec peu », serait à la base tant de l’émotion esthétique que de l’illuminati­on décrite par certains mathématic­iens : une puissante émotion positive ressentie lorsque, de façon fugace, leur apparaît une cohérence inattendue entre des éléments disparates, l’ébauche d’une réponse adéquate. Sans aller jusqu’à faire sienne l’idée du physicien britanniqu­e Paul Dirac selon laquelle « la beauté d’une équation est plus importante que sa justesse ». A moins, conclut-il malicieuse­ment, que ce ne soit « pour l’exposer dans un musée ».

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