Profession “beatmaker”
Ils fabriquent des RYTHMES, puis les vendent aux rappeurs sur internet. Enquête sur le “beatmaking”, la nouvelle industrie qui alimente les hits de BOOBA, Maître Gims et PNL
Presque rien, tout un monde : 39,99 dollars. C’est le prix du titre « le Monde ou rien », le tube des rappeurs de PNL (60 millions de vues sur YouTube). En 2015, les deux frères de CorbeilEssonnes achetaient pour 39,99 dollars un instrumental sur Mksbeats.com, le site du beatmaker Matt Shimamoto, un habitant de Whittier, une ville du comté de Los Angeles. Qu’est-ce qu’un beatmaker ? C’est un artiste qui compose des beats, c’està-dire des motifs rythmiques, des instrumentaux, que les rappeurs achètent pour « poser des voix dessus » et en faire des morceaux. Parfois, l’instrumental du beatmaker est refaçonné par un producteur avant d’être commercialisé. PNL a utilisé tel quel le beat de Shimamoto.
C’est la ruée vers le beat. Aujourd’hui, l’industrie du beatmaking
fleurit grâce à internet et au développement des logiciels de musique. Ubérisation de l’économie des rythmes? Les sites se multiplient où le rappeur peut faire son marché. Citons, aux Etats-Unis, All-beats.com, ou, en France, Urban-beat.fr, Virtual-beat.com, Beatsavenue.com, qui proposait des soldes, jusqu’à –40% sur ses instrumentaux, du 27 au 30 novembre, pendant le « Black Friday », comme dit son fondateur, Steve. Attention, apocope : on ne dit pas instrumental, mais « instru ». Au diable le « mental », persifleront certains.
« PNL et moi, on ne s’est jamais rencontrés, nous explique Matt Shimamoto, beatmaker de 26 ans dont le père dirige une affaire de pépinières. Ils ont acheté un de mes beats qui s’appelait “The Chase”. Celui-là, je l’avais déjà vendu auparavant plusieurs fois, puisque le commerce du “beatmaking” est principalement fondé sur le système du leasing, c’est-à-dire de la location. Par exemple, “Snacks”, le beat que j’ai le plus vendu sur mon site, a été loué par cent personnes différentes. Quand j’ai vu que “le Monde ou rien” marchait bien, j’ai envoyé un tweet à PNL pour qu’ils fassent figurer mon nom sur la vidéo. » Comment Shimamoto est-il devenu beatmaker ? « Je ne suis pas musicien. En 2008, j’ai fait joujou avec une application de mon iPhone qui s’appelait “Intua BeatMaker”. Je suis devenu accro. C’est comme ça que j’ai appris les fondamentaux. » On note que l’intitulé intégral de l’instru vaporeux qui fonde « le Monde ou rien » est « The Chase (The Weeknd/ Bryson Tiller type beat) ». Traduction : « The Chase, un beat pastiche, à la manière des artistes The Weeknd et Bryson Tiller ». C’est une tendance dominante : pour qualifier et vanter les beats dont il fait commerce, le beatmaker marque leur ressemblance avec des titres préexistants d’artistes célèbres. Ce qui entraîne parfois une de ces coïncidences absurdes, dont notre civilisation du simulacre fait son miel. Ainsi, le rappeur de Harlem A$ap Rocky a trouvé l’instru de son morceau « Fine Whine » en tapant sur internet les mots « type de beat à la façon d’A$ap Rocky », c’està-dire… à sa façon. La même aventure hyperréelle est arrivée au rappeur Joey Bada$$ qui a trouvé le beat de « Christ Conscious » en cherchant sur YouTube un beat dans le style de… Joey Bada$$.
“ON AIME LES SONS D’ORDINATEUR”
Parmi les plus illustres débiteurs de beats américains, citons J Dilla, décédé en 2016, Mike Will Made It, le bien nommé Murda Beatz ou la Canadienne WondaGurl, qui a cosigné « Bitch Better Have My Money » de Rihanna. Aux Etats-Unis, un beatmaker qui réussit change d’appellation et devient « producteur ». En France, le beatmaker, parfois, préfère se faire appeler « architecte sonore ». Ça sonne plus égyptien. « Outre-Atlantique, un beat peut se vendre jusqu’à 100000 dollars, explique Stéphane Ndjigui, responsable artistique du pôle musique urbaine chez Because Music. En France, quand un “beatmaker” place un beat à un artiste, le prix peut atteindre 5 000 euros, mais c’est rare. Pour le morceau “Fais-moi rêver” de Black M, Diplo [le leader du trio américain Major Lazer, NDLR] a vendu un beat entre 30 000 et 50 000 dollars. En France, Diplo baisse ses prix car le marché intérieur est moins grand que celui des Etats-Unis. Les “beatmakers” ne proposent pas des instrus faits avec de vrais instruments de musique, mais avec un son numérique. Ce qui contribue aussi à leur succès. Dans l’esthétique actuelle, on aime les sons d’ordinateur. »
Parmi les plus augustes beatmakers de France, saluons Skread, alias Matthieu Le Carpentier, acolyte normand du rappeur Orelsan, ou le Parisien Mr Punisher, qui a maçonné le titre « Jamais » de Gradur. Hommes de l’ombre, solitaires ou cénobites du beat, certains mènent une double vie. Voyez Therapy 2093. Prénom Mehdi. A 39 ans, Therapy est professeur d’économie-gestion dans un lycée professionnel de Seine-Saint-Denis et père de famille. Fils de plombier et neveu de Moho Chemlakh, ex-guitariste de Trust, Therapy est beatmaker depuis 2006, année où son art se déploie sur « Qui suis-je? », premier disque du rappeur parisien Sefyu. A ses débuts, Therapy composait sur un grossier sampler. Il oeuvre aujourd’hui sur le séquenceur logiciel musical Ableton Live. « Je privilégie le style street, les sons à écouter dans des voitures, les beats sombres, oppressants et lents. Avant, je descendais parfois jusqu’à 50 BPM [battements par minute]. Bon, c’est vrai aussi qu’à l’époque je pesais 150 kilos! » Therapy a composé une quarantaine d’instrus pour Booba : « Scarface », « Saddam Hautsde-Seine » ou « Bakel City Gang », c’est lui. « Je vis en France, Booba à Miami. Je lui envoyais mes beats par mail. Quand ça lui plaisait, il me répondait par texto des trucs comme : “Celle-là est lourde, je la mets à gauche, direct.” » En 2014, Booba se brouille avec son collègue Kaaris, qui est alors un artiste du label Therapy Music. Ce clash met fin à sa féconde collaboration avec Mehdi Therapy.
Ancien élève du conservatoire de Villiers-sur-Marne, Dany Synthé, né Daniel Koueloukouenda, est le beatmaker que tout le monde convoite. Le rythme africain de « Sapés comme jamais », de Maître Gims, c’est lui. A 9 ans, il pianotait avec un doigt les mélodies de ses dessins animés favoris comme « Hé Arnold! ». A 12 ans, il jouait sur un clavier arrangeur Yamaha PSR-2000. A 23 ans, Dany Synthé, fils d’un chauffeur de camion éboueur, est courtisé à la fois par Booba et par Universal en Amérique. « Là-bas, nos rythmes afro les fascinent, ils n’ont pas ce genre de beat », dit ce Français d’origine congolaise. Il vient de composer deux instrus avec le beatmaker américain Hit-Boy, auquel on doit « Niggas in Paris », un tube planétaire de Jay-Z et Kanye West, qui totalise 150 millions de vues sur YouTube. Huppé comme jamais.