Malraux le maudit
QUARANTE ans exactement après la mort de l’écrivain, on ne compte plus les CINÉASTES qui, d’Eisenstein à Cimino ou de Melville à Bertolucci, ont failli adapter “LA CONDITION HUMAINE”. Récit d’une Arlésienne
Verrons-nous un jour « la Condition humaine» porté à l’écran? Quelques semaines seulement après la parution du roman de Malraux, prix Goncourt 1933, un film était annoncé, mais quatre-vingts ans plus tard, et plusieurs scénarios, et des dizaines de réalisateurs, et même une production arrêtée brutalement à la veille d’un tournage, il n’y a toujours rien. La liste des noms associés à une possible adaptation est interminable, et vertigineuse la succession d’annonces, de faux départs, de renoncements, d’espoirs déçus. Au point que l’histoire de ces « films sans images », auxquels Jean-Louis Jeannelle a consacré un essai essentiel en 2015 (1), constitue en elle-même une saga.
Premiers noms à apparaître sur la liste, ceux du metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold, qui envisage une adaptation pour la scène, et du cinéaste néerlandais communiste Joris Ivens, qui songe à un film. Malraux accepte de prêter son concours aux deux projets, et c’est dans ce cadre qu’il se rend à Leningrad en juin 1934. Au cours de son séjour en Union soviétique, on lui fait savoir que deux maîtres du cinéma national s’intéressent eux aussi à son roman, en les personnes d’Alexandre Dovjenko et de S. M. Eisenstein. C’est le second, de retour d’une aventure américaine malheureuse, qui semble rafler la mise pour la réalisation d’un film que les Soviétiques paraissent considérer comme leur appartenant. Malraux et Eisenstein se mettent donc au travail, il est question de confier à Chostakovich le soin de composer la musique, le tournage aura bien évidemment lieu en Chine. Au printemps 1936, nouvelle rencontre entre l’écrivain et le cinéaste, qui réalise alors «le Pré de Béjine ». Avec ce film, ce dernier espère rentrer définitivement dans les bonnes grâces du régime. Las, c’est le contraire qui se produit : taxé de « formalisme », « le Pré de Béjine » est censuré. La disgrâce d’Eisenstein, ainsi que la perte de confiance du régime en Malraux, « coupable » notamment d’avoir rencontré Trotski et de s’être opposé à son extradition de France, signent l’échec d’un projet dont il n’est guère douteux par ailleurs que l’esprit avait cessé de s’inscrire dans la ligne du Parti.
HOLLYWOOD S’EMBALLE
Si l’on veut bien considérer comme une simple esquisse l’adaptation par James Agee, déjà poète, pas encore romancier et alors apprenti scénariste (il signera en 1955 le scénario de « la Nuit du chasseur »), de la dernière partie du roman (vers 1935), c’est à la fin des années 1950, à Hollywood, que la machine « Condition humaine » s’emballe : l’ampleur de cette évocation de la révolution chinoise naissante, à compter de 1927, exige des moyens considérables, mais offre d’entrevoir un film-fleuve, riche en péripéties spectaculaires et en caractères forts. Plusieurs projets voient alors le jour, avant qu’il ne soit annoncé que Richard Brooks (« la Chatte sur un toit brûlant ») écrira, produira et réalisera le film tiré de «la Condition humaine». C’est ensuite l’acteur Yul Brynner qui s’y colle, confiant l’adaptation au scénariste Abby Mann, avant que plusieurs producteurs ne tentent tour à tour de monter un projet que ses répercussions politiques rendent extrêmement périlleux, en un temps où les relations avec la Chine sont des plus tendues, exacerbées bientôt par le conflit vietnamien.
Pour le compte de la MGM, propriétaire des droits d’adaptation, Carlo Ponti propose bientôt le film à Henri Verneuil. Enthousiaste, celui-ci obtient l’accord de Malraux. Ce n’était pas gagné : l’auteur d’« Esquisse d’une psychologie du cinéma » refusait de voir un de ses livres porté à l’écran tant qu’il était ministre ; il se serait laissé convaincre devant la rumeur d’une possible adaptation « sauvage » au Japon. L’écriture du scénario est confiée au journaliste et écrivain Jean Cau, qui fut aussi le secrétaire de JeanPaul Sartre, ce qui pour les Chinois peut avoir son importance, mais pas pour la MGM. Elle refuse le projet. Ponti s’entête pourtant, et a l’idée de proposer le nom de Fred Zinnemann. Viennois de naissance, l’auteur célébré du « Train sifflera trois fois » et de « Tant qu’il y aura des hommes » réalise alors, en Angleterre, « Un homme pour l’éternité », qui lui apportera une nouvelle consécration (six oscars, dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur). Zinnemann accepte, la MGM aussi. Le cinéaste va consacrer cinq années de sa vie à « Man’s Fate ».
Si Patrick Modiano, 21 ans alors, est engagé pour dessiner un tableau de la situation politique en Chine au début du xxe siècle et livrer une fiche sur chacun des personnages, Jean Cau demeure le scénariste en titre. Sauf que son travail ne
convient pas à Zinnemann. Plusieurs écrivains sont tour à tour enrôlés, sans que le cinéaste se déclare satisfait, qui ne croit pas davantage à Graham Greene, auquel songe Ponti, mais s’emballe en revanche pour la romancière à succès Han Suyin, à demi chinoise de naissance. Fin 1968, le film est sur les rails. Il sera, pour l’essentiel, tourné à Singapour et dans les studios de Shepperton. La Norvégienne Liv Ullmann, les Japonais Eiji Okada (« Hiroshima mon amour ») et Juzo Itami ainsi que le Britannique David Niven incarneront May, Kyo (rôle pour lequel Alain Delon avait fait connaître son intérêt), Tchen et le baron de Clappique. La production se situe dans la veine des grands films épiques des années 1960 (ceux de David Lean notamment, « Lawrence d’Arabie » ou « le Docteur Jivago »)… dont la mode est en train de passer.
MELVILLE, COSTA-GAVRAS, CIMINO…
C’est bien là le problème majeur, le temps n’est plus aux films de prestige, aux adaptations littéraires destinées essentiellement aux spectateurs adultes. Le cinéma s’adresse désormais en priorité aux adolescents, qui n’ont que faire, penseton, des grandes histoires romanesques. Et puis les majors hollywoodiennes, fortement endettées, se situent à un tournant de leur histoire, qui changent de mains l’une après l’autre. La MGM ne fait pas exception : la firme est vendue, un nouveau chef est nommé, dont la première décision, comme toujours en pareil cas, consiste à mettre un terme à toutes les productions entreprises par son prédécesseur. En décembre 1969, le tournage de « Man’s Fate » est donné pour commencer quelques jours plus tard seulement, mais peu importe, tout est annulé. Il est possible que dans cette décision aient compté les inclinations très conservatrices de Kirk Kerkorian, le nouveau propriétaire de la MGM, peu désireux de mettre en scène une page de l’histoire de la Chine et, surtout, de célébrer le triomphe du communiste. Un procès s’ensuivra, qui durera quatre ans, mais en parallèle de cette action Zinnemann s’obstinera, avec le secours de Malraux, qui tente de convaincre les autorités chinoises de les aider. Leurs tentatives seront vaines, le cinéaste devra attendre 1974 pour réaliser un film.
Carlo Ponti, lui, y croit encore : il propose le projet à CostaGavras, qui s’enquiert au préalable de l’opinion de Zinnemann et, bien que celleci soit favorable, décide de ne pas donner suite. Vient alors le temps de JeanPierre Melville, dont le nom est cité dans la presse début 1972. L’auteur de « l’Armée des ombres » songe à Jane Fonda, à Paul Meurisse, à des comédiens japonais, mais cela ne donnera rien. Le cinéaste britannique Karel Reisz est à son tour contacté par Ponti et « tourne » autour de l’idée quelque temps, sans résultat. Richard Brooks revient un moment en piste, les noms de David Lean et de William Friedkin sont évoqués également, de même que celui de Bernardo Bertolucci (qui refuse au motif que le producteur tient à ce que son épouse, Sophia Loren, interprète le rôle de May), avant que CostaGavras n’apparaisse de nouveau. Et, cette foisci, le réalisateur de « Z » accepte. Il est question alors de Jane Fonda (encore), de Paul Newman, de Richard Dreyfuss, plus tard de Pacino et De Niro. L’adaptation est confiée à Lawrence Hauben, qui vient de porter à l’écran le roman de Ken Kesey « Vol audessus d’un nid de coucou ». En 1979, CostaGavras, qui a retravaillé avec Jorge Semprún le scénario livré par Hauben, se rend en Chine pour s’entretenir avec les autorités chinoises et repérer des décors. Mais, alors qu’il se dit qu’Yves Montand pourrait faire partie de la distribution, les exigences chinoises portant sur le scénario décident CostaGavras à jeter l’éponge. Il ne réalisera pas « la Condition humaine ». Lui non plus. Et pas davantage les cinéastes dont, au fil des années, les noms seront cités, de Coppola à Hal Ashby, de Spielberg à Irvin Kershner, sans que l’on sache vraiment si tous se sentirent jamais concernés. Surtout, il y eut Michael Cimino, qui s’accrocha pendant des années à ce qui était devenu un rêve : quelques mois avant sa mort, le 2 juillet de cette année, il affirmait espérer encore, contre toute logique.
En 1984, Bertolucci, débarrassé de Carlo Ponti (et de Sophia Loren), propose aux Chinois deux projets : « le Dernier Empereur » et « la Condition humaine ». A cette occasion, il découvre qu’il n’existe aucune traduction chinoise du roman de Malraux… auquel, naturellement, les Chinois préférèrent « le Dernier Empereur ». Le succès de ce dernier film conduira les autorités de Pékin à penser à « la Condition humaine », mais, cette foisci, c’est le cinéaste qui déclarera forfait. Toutefois, ce revirement chinois peut donner à imaginer qu’un jour, peutêtre, le film verra le jour. Ces dernières années, il a été question notamment d’une adaptation signée Jia Zhangke, d’une autre de Lou Ye (lequel a affirmé que non, pas du tout…), d’un projet de Frédéric Mitterrand, probablement pour la télévision. Plus récemment encore le Hongkongais John Woo a affirmé y penser le matin en se rasant. Fautil souhaiter que l’entreprise réussisse enfin? Difficile de savoir. Les grands livres donnent rarement des films à leur mesure et, à l’image de « Voyage au bout de la nuit », auquel plusieurs cinéastes ont pensé (qui pour la plupart étaient français), « la Condition humaine » présente toutes les caractéristiques du projet « maudit », dont il est probablement avisé de se tenir à distance. (1) « Films sans images. Une histoire des scénarios non réalisés de “la Condition humaine” », par Jean-Louis Jeannelle, Seuil, 745 p., 30 euros.