Le cas Sadin
Alertant sur les périls du numérique, le livre d’ Eric Sadin “la Silicolonisation du monde” jouit d’un accueil étonnamment enthousiaste. Un phénomène qui a pourtant des airs de déjà-vu
Depuis la fin des années 2000, Eric Sadin s’attelle à la critique du monde numérique sous tous ses aspects : la surveillance, l’homme augmenté, les algorithmes, etc. Avec son dernier livre – « la Silicolonisation du monde » (L’Echappée, 2016) –, il s’attaque à la Silicon Valley en appliquant sa recette habituelle : des informations recueillies à droite et à gauche, empaquetées dans un discours apocalyptique à prétention philosophique et littéraire. Pourtant rien de très nouveau à la lecture du livre. En effet, les reproches que Sadin fait au berceau californien sont largement empruntés à des auteurs comme Fred Turner ou Evgeny Morozov, chez qui il puise ses meilleurs arguments, qu’il agrémente d’exemples piochés dans la presse de l’année. L’habileté d’Eric Sadin consiste à enrober cette matière dans un style amphigourique – maintes citations de grands auteurs et motsvalises déguisés en concepts.
Mais là où le petit phénomène Sadin est plus intéressant, c’est qu’il profite d’un vide. Si la critique de la technique existe depuis longtemps dans la pensée française (Gilbert Simondon, Jacques Ellul ou Ivan Illich), les auteurs francophones qui la pratiquent aujourd’hui (Bernard Stiegler ou Antoinette Rouvroy) peinent à l’imposer sur des questions plus contemporaines. Pourquoi ? Parce qu’elle nécessite, pour être vraiment opérante, d’être un peu technique et surtout de ne pas prendre pour argent comptant le discours marketing du moindre start-upper et des techno-évangélistes de tout poil. Eric Sadin ne s’embarrasse pas de telles préventions, avec un bénéfice certain : laissez de côté le détail, l’essentiel est de comprendre que vous êtes mal barrés.
Avec moins de retentissement et de panache, Sadin serait-il en train de réussir avec la critique du numérique ce que les nouveaux philosophes avaient fait avec l’anticommunisme au milieu des années 1970 : sentir l’air du temps (qui est à l’angoisse ces jours-ci), rassembler le travail fait par d’autres, lui donner une forme plus vive et accessible, proposer des slogans (« L’intelligence artificielle : le surmoi du xxie siècle »), mais rester suffisamment flou pour échapper à toute critique un peu analytique, se construire un personnage de prophète inspiré (« Je me considère pour partie comme un auteur “lanceur d’alerte” »), et faire montre d’un certain activisme autopromotionnel. Un système bien rodé en somme. Et on se rappelle avec un malin plaisir les propos de Gilles Deleuze, qui, devant les nouveaux philosophes, raillait ces intellectuels devenus « tantôt l’imprésario, tantôt la script-girl, tantôt le joyeux animateur, tantôt le disc-jockey », et riait de leurs concepts « aussi gros que des dents creuses ».