ÉDUCATION : POURQUOI LA FRANCE EST MAL NOTÉE
Il y a quinze ans, Andreas Schleicher, un physicien allemand de l’OCDE, créait le classement Pisa. Il parcourt aujourd’hui le globe pour conseiller les gouvernements dans leurs projets de réforme. Portrait d’un expert aussi réservé qu’influent
C’est une star internationale, le grand arbitre des systèmes éducatifs. Tous les trois ans, Andreas Schleicher, 52 ans, un Allemand à la silhouette longiligne et au regard clair, présente le classement Pisa (1), une enquête monstre qui évalue le niveau des élèves de 15 ans dans 72 pays et économies. L’exercice rend les ministres de l’Education plus nerveux à chaque édition. Car l’étude, imaginée par le directeur de l’Education de l’OCDE, l’institution de coopération économique des pays développés, basée à Paris, a maintenant un recul de quinze ans. Elle permet non seulement de comparer les niveaux d’un pays à l’autre, mais surtout de mesurer comment chacun a fait progresser – ou pas – son système éducatif. Dans l’édition 2016, les villes et les pays asiatiques sont à l’honneur. Parmi les mauvais élèves des éditions précédentes, certains ont redressé la barre – le Brésil de façon spectaculaire, la Pologne aussi… –, mais d’autres, comme la France ou le Royaume-Uni, restent cantonnés dans le peloton des médiocres (voir p. 63).
Ce classement n’est toutefois que la partie émergée du travail de cet expert, aussi réservé qu’influent. Aujourd’hui, il passe la moitié de son temps à voyager pour conseiller les pays dans leur politique éducative, rencontrer les chefs d’Etat, discuter avec les ministres, ce qui ne l’empêche pas d’aller aussi sur le terrain pour s’asseoir dans les classes avec les élèves – autant qu’il peut – et écouter les professeurs… Souriant, attentif, cet homme semble loin de toute idéologie. Il croit aux courbes et aux séries statistiques. Or que disent-elles ? « Dans les pays qui réussissent le mieux, on a fait le choix d’améliorer la formation des professeurs plutôt que de réduire la taille des classes, on s’occupe individuellement des élèves, on les fait réfléchir plutôt que mémoriser…, énumère Andreas Schleicher. A Shanghai, les enfants défavorisés ont les enseignants les plus expérimentés, les professeurs collaborent entre eux, et ils se sentent responsables de chaque élève. » Résultat : ces enfants réussissent aussi bien que ceux qui sont issus de familles aisées. Tout le contraire, note-t-il au passage, de ce qui se fait en France. « La Chine a hérité de la révolution communiste une école équitable », constate-t-il aussi. En revanche, il ne mâche pas ses mots au sujet de la Vieille Europe (à l’exception de la Finlande, élève modèle). « Nous traitons les professeurs comme des ouvriers d’usine. Nous ne leur donnons aucune responsabilité. » Bigre! Andreas Schleicher est un homme courtois mais direct.
UN “PISA SHOCK” EN ALLEMAGNE
Le créateur du Pisa, à la tête de 200 personnes, disposant d’un budget annuel de 4,5 millions d’euros, bénéficie d’une autonomie et d’une audience qui font parfois grincer des dents en interne. Car l’enquête est devenue en quelques années la vitrine de l’OCDE, qui a raflé la vedette à l’Unesco, l’institution internationale chargée de… l’éducation. Dès son arrivée dans la mai-
son, en 1994, Andreas Schleicher détonne. L’institution ne s’occupe alors que de comparer les investissements en matière d’éducation des pays membres, mais le jeune statisticien veut savoir si tout cet argent est utilisé efficacement. Certains pays font mieux que d’autres : comment s’y prennent-ils? Il essuie un refus, mais insiste, persuadé qu’il y a un lien direct entre la qualité de l’éducation, son équité, et la croissance. Trois ans après, la première enquête Pisa est lancée, avec 31 pays participants. Les résultats sont publiés en 2001.
Pour des pays qui n’avaient jamais comparé leurs performances en matière d’éducation, les nouvelles sont parfois traumatisantes. « Quand je suis allé présenter devant les députés du Bundestag les résultats de la première enquête, ils étaient effarés », se rappelle Andreas Schleicher. L’Allemagne est alors classée 20 sur 31, et pendant des mois les médias nee parlent que du
« PisaSchock ». Il devient une cause nationale. La journée de classe est rallongée, les professeurs sont mieux responsabilisés, et, six ans plus tard, l’Allemagne remonte dans le classement.
UNE MÉTHODOLOGIE CRITIQUÉE
La France, elle, traite l’affaire par le mépris. « Comme elle n’était pas classée première, elle a critiqué le thermomètre », avance en souriant le fonctionnaire international. Il faut dire que, en France, l’OCDE a l’image d’un bastion ultralibéral qui chercherait à privatiser l’éducation. Il faut attendre 2012 et l’arrivée de Vincent Peillon au ministère de l’Education nationale pour que les chiffres publiés soient pris au sérieux. « Nous nous sommes appuyés sur le Pisa pour concevoir la loi de refondation de l’école de 2013 », confirme Jean-Paul Delahaye, alors directeur général de l’enseignement scolaire au ministère. Mais le « mammouth » reste difficile à bouger. Et la méthodologie même du Pisa est critiquée. Dans une tribune publiée dans « le Monde » le 11 décembre 2013, Julien Grenet, chercheur à l’Ecole d’Economie de Paris, avance qu’en réalité les différences ne sont pas significatives entre la France et plus du quart des pays de l’OCDE. Son argument : le Pisa ne teste que 1% des élèves, ce qui implique des marges d’incertitude dans les scores moyens de chaque pays. Côté syndical, la secrétaire générale adjointe du SnesFSU, Valérie Sipa-Himalani, reconnaît que le Pisa met en évidence les inégalités à l’oeuvre à l’école. « Mais nous avons un souci avec la méthodologie, nuance-t-elle. Pour que ce ne soit pas trop long – les tests durent six heures au total –, l’échantillon des élèves est divisé en trois, et chaque enfant ne passe qu’un tiers de l’épreuve. Le Pisa déduit de ses réponses les résultats qu’il aurait eus dans les deux autres tiers de l’épreuve. Il assure que cette extrapolation est robuste, mais nous en questionnons la fiabilité, d’autant qu’en 2015 une partie des questions en sciences portaient sur le son et la lumière, des sujets que les élèves français n’avaient pas eus au programme du collège. Cela n’a-t-il pas tiré les évaluations vers le bas? »
Le carré des sceptiques dépasse d’ailleurs la France. Le 1er novembre, Andreas Schleicher s’est rendu à Londres pour présider une table ronde sur les valeurs de l’école au xxie siècle, à l’UCL Institute of Education. Il n’arrivait pas en terrain conquis! En marge d’un débat plutôt civil, Valerie Hannon, chargée de l’innovation au ministère de l’Education britannique, balance sèchement : « Je ne crois pas que le Pisa soit très utile. Faire du copier-coller de bonnes recettes prises dans les pays qui marchent bien n’a pas de sens. Nos cultures sont trop spécifiques. »
Mais Andreas Schleicher, lui, croit dur comme fer que c’est en mesurant qu’on s’améliore. « Nous vivons tous dans le même monde, et même si la comparaison n’est pas
parfaite, elle est pertinente. Quand ils se retrouveront sur le marché du travail, les étudiants candidateront pour les mêmes jobs », argumente-t-il. D’ailleurs, les pays qui font les réformes inspirées par le Pisa voient leurs performances se redresser. Son obsession est donc d’améliorer l’outil. Les évaluations ne se limitent plus aux seuls tests de lecture, de culture scientifique et de maths, qui proposent aux élèves de traiter des problèmes tirés de la vie réelle. Les résultats permettent aussi de mesurer comment l’école fait progresser les élèves en fonction de leur origine sociale. Les adolescents sont sondés sur la confiance en soi, leur adhésion à l’école, leur manière d’apprendre. Dans les pays qui l’acceptent, les parents, les professeurs entrent dans la boucle. « Nous avons une image de plus en plus précise de ce qui se passe dans la classe », confirme Andreas Schleicher.
“POVERTY IS NOT DESTINY”
Andreas Schleicher grandit à Hambourg dans une famille aisée de quatre enfants. Son père est chercheur en éducation « mais cela n’a pas grand-chose à voir avec ma carrière », affirme-t-il. Ses premières années sont chaotiques : « A l’école, c’était un combat quotidien, j’avais du mal à suivre », explique-t-il avec un certain détachement. Il est si peu motivé que ses parents l’inscrivent dans une école Waldorf à pédagogie particulière. « J’ai travaillé le bois, j’ai peint, j’ai dessiné… », se remémore-t-il. A la maison, chacun des enfants fait de la musique. Andreas joue du violon, suffisamment bien pour être admis, à 13 ans, dans un orchestre national d’enfants dirigé par le grand chef Karl-Heinz Färber. « Cela a renversé mon rapport à l’école! Je me suis mis à travailler très dur », se rappelle-t-il. Le vilain petit canard se métamorphose. En terminale, Andreas est si brillant qu’il rafle le premier prix d’une compétition nationale en sciences.
Mais il reste rétif. Objecteur de conscience à l’âge du service militaire, il enseigne dix-huit mois dans une école pour enfants difficiles. C’est là son unique expérience de professeur, mais elle est cardinale. On lui confie les plus chahuteurs. Avec eux, il monte des projets, par exemple ce bateau qu’il construit dans la cour de l’établissement. Les enfants se passionnent. « La plupart étaient parfaitement intelligents et normaux. Ils avaient juste grandi au mauvais endroit, au mauvais moment. Ce sont nous, les adultes, qui sommes responsables de leurs chances de réussite. » Cette expérience l’a marqué au fer. A l’université de Hambourg, il fait des études de physique, sans rencontrer de difficultés. Il s’essaie à d’autres sujets, la philosophie, l’éducation… C’est dans cette dernière discipline qu’un professeur le remarque. « J’étais encore une personne très timide, mais il m’a poussé. » Voilà comment une vocation surgit.
« Andreas Schleicher incarne, dans son domaine, le virage pris depuis quelques années par l’OCDE, qui n’est plus le “temple de l’ultralibéralisme”, mais qui s’occupe davantage de justice économique », reconnaît l’ambassadeur Pierre Duquesne, représentant permanent de la France auprès de l’OCDE. Le Pisa est au service d’une cause : « Poverty is not destiny », martèle Andreas Schleicher. L’école d’aujourd’hui prépare la société de demain. « Le Brexit, le départ de jeunes adultes pour le djihad sont associés à des écoles inégalitaires, qui pratiquent l’exclusion », dit-il. Son projet continue de s’élargir. Pour la prochaine édition, il voudrait évaluer la « créativité, le leadership, la capacité à travailler ensemble… autant de qualités dont les élèves auront besoin dans leur vie d’adulte ». Un pas de plus vers la standardisation des esprits ou un idéal pour le citoyen de demain?
(1) Program for International Student Assessment, ou Programme international pour le Suivi des Acquis des Elèves.